Préface au livre « L’Hygiène de la race » de Paul Weindling

Préface aux deux volumes

 

« Ils étaient tous médecins »

(un survivant d’Auschwitz) [1]

 

Le pays de la médecine

En 1933, l’Allemagne, avec l’Autriche, pouvaient se vanter d’avoir collectionné, depuis sa fondation en 1901, plus de Prix Nobel de médecine que tout autre pays au monde et autant que la France, la Grande Bretagne et les États-Unis réunis. L’Allemagne fut aussi le premier pays au monde à mettre en place, à l’échelle nationale, une médecine sociale. Pour couper l’herbe sous le pied des socialistes, Bismarck encouragea la création d’un Office national de la santé (1876), d’une assurance-maladie obligatoire pour les travailleurs (1883) et d’une structure médicale gratuite pour les ouvriers et les revenus modestes. Comme le rappelle un historien de la médecine américain: « Il y a peu de doute que de 1860 environ jusqu’à 1914, la médecine allemande occupait le premier rang dans le monde. Les avancées scientifiques et sociales allemandes dans le domaine de la médecine était étudiées et copiées partout dans le monde » [2]. Sous la République de Weimar, malgré la défaite de 1918 et le boycott des pays alliés, la médecine scientifique allemande restait sans doute la plus prestigieuse du monde. Les étudiants d’Europe Centrale et de l’Est, d’Asie et d’Amérique venaient toujours étudier la médecine dans les universités allemandes. Hors la zone francophone (et germanophobe), les revues médicales allemandes bénéficiaient d’un prestige analogue à celui des revues scientifiques anglo-saxonnes aujourd’hui.

Certes, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, les Américains commençaient sérieusement à grignoter la prééminence allemande (ils obtiennent leur premier Prix Nobel de médecine-physiologie en 1933), mais des jeunes Américains « arrivaient toujours dans les centres [de recherche] allemands pour terminer leurs études médicales » [3]. Ironie du destin, l’Allemagne est même, à la suite d’un scandale, le premier pays du monde, en 1931, à édicter des directives d’éthique médicale concernant l’expérimentation sur l’homme. Malgré l’émigration, à partir de 1933, de près de 8000 médecins et biologistes juifs (la moitié aux États-Unis), dont plusieurs Prix Nobel [4], les sciences biomédicales ne périclitent pas sous le IIIe Reich. En 1937, en plein nazisme, une délégation médicale hongroise venue évaluer la science médicale allemande concluait encore: « aucun pays au monde ne peut se comparer aux exploits allemands dans le domaine de la médecine » [5].

Expliquer l’inexplicable

Face à ce succès scientifique, l’extermination de groupes humains entiers – à laquelle ont largement participé les médecins, psychiatres, généticiens, anthropologues – par la nation la plus industrialisée d’Europe, la patrie des érudits, des philosophes et des musiciens depuis deux siècles, reste à un certain degré un mystère incompréhensible pour beaucoup. Comment une nation aussi « civilisée », cultivant le savoir universitaire plus que tout autre chose (l’Allemagne possèdait sans doute le plus fort taux d’éducation universitaire et de Herr Doktor au monde) et collectionnant les Prix Nobel, put se laisser aller à une telle inhumanité ? Et« comment une profession [médicale] jouissant d’une tradition historique aussi glorieuse (…) a pu permettre d’aussi grandes atrocités au nom de la science médicale? » [6]. De nombreuses tentatives « d’expliquer l’inexplicable » par l’histoire allemande, sa culture, la lutte des classes, la psychopathologie ou l’anthropologie, se sont accumulées depuis 1945 [7].

De Luther à Hitler ?

« Du plus loin de son passé, l’Allemagne préparait son drame »… En matière de « voie historique allemande particulière » (Sonderweg) plus ou moins précoce, ou d’une culture allemande « irrationnelle » menant inéluctablement et en ligne droite depuis Luther ou Herder à Hitler et la Shoah on a souvent l’impression d’une histoire tautologique fondée sur des présupposés jamais vérifiés, ou davantage écrite « à l’estomac » sur les clichés un peu figés de la vieille « psychologie des peuples », que sur une analyse historique positive. Il est aisé, non seulement de s’interroger sur la validité méthodologique d’une théorie (du Sonderweg) faisant de deux-trois pays l’étalon universel du développement économico-politique « normal », mais aussi de démontrer de très fortes discontinuités idéologiques dans l’histoire politico-culturelle allemande, infirmant un téléologisme aussi simpliste [8].

Certains ont voulu faire du « romantique » Herder le père spirituel du racisme nazi. Ils oubliaient qu’Herder était un véritable humaniste qui, au nom de l’unité de l’humanité, récusait toute classification raciale et rejettait le concept de « race » lui-même. Herder, le « dangereux » romantique, l’auteur des Lettres pour l’avancement de l’humanité (1793), déclarait aussi que « notre culture européenne ne peut pas le moins du monde servir de mesure universelle à l’humanité ». Herder jugeait le terme « race » un « mot peu noble » (« unedles Wort ») par rapport au mot si « noble » d’ »humanité ». Les autres peuples sont à ses yeux les « frères de notre humanité ». Herder condamnait toute discrimination raciale. Herder désavouait même l’orgueil national, allemand ou autre: « L’historien de l’humanité se gardera d’adopter de préférence une race exclusive pour y sacrifier celles auxquelles leur état a refusé le même degré de gloire ». Pour les Allemands, ce ne serait que « le vil orgueil d’un barbare » que de se prendre pour « le peuple élu d’Europe » [9]. Nous sommes loin des déclarations du « rationnel » Voltaire en France sur la supériorité raciale des Européens: « hommes qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres … » [10].

Pendant que les États-Unis pratiquaient l’esclavage jusqu’en 1865, les savants allemands des années 1830 à 1860 (Tiedemann, K. E. von Baer, etc.) protestaient vigoureusement contre les thèses racistes des anthropologues anglo-saxons. On ne peut plus en dire autant en 1930. Mais encore sur le plan législatif, l’Allemagne de la République de Weimar (1919-1933) était moins raciste que l’Amérique des années 1920-1930, avec ses lois interdisant les mariages mixtes, séparant strictement les Noirs des Blancs, interdisant ou restreignant l’immigration des Asiatiques, des Slaves, des Juifs d’Europe de l’Est et des Méditerranéens (lois d’immigration de 1921 et 1924), et limitant l’accès des Juifs à certaines universités. Rappelons que, dans les années 1900-1930, 27 États américains interdirent par des lois les mariages mixtes entre Blancs et « gens de couleur » (du Delaware en 1915, à la Virginie en 1930, en passant par le Texas en 1925). En 1923, le raciste et antisémite Ku Klux Klan – fort de 3 à 6 millions de membres – avait 100 fois plus d’adhérents que le Parti nazi (qui devait en compter environ 50 000 avant son interdiction – de 1923 à 1925). Dans les années 1920, les étudiants juifs américains, auxquels des universités comme Princeton et Columbia fermaient leurs portes au nom de quotas anti-juifs, venaient faire leurs études en Allemagne, à Göttingen, Heidelberg ou Berlin, comme le faisait les étudiants juifs russes avant 1917.

Car, pour parler d’Europe orientale, la politique des quotas universitaires contre les Juifs avait démarrée dans des pays comme la Russie (1887) ou la Roumanie et, avant 1914, l’antisémitisme était certainement plus populaire et plus violent en Russie, en Ukraine ou dans les territoires polonais qu’en Allemagne. Ce n’est pas un hasard si le terme « pogrom » (de po-, entièrement, et gromit, détruire) nous vient du russe. Après 1918, ce fut la Pologne reconstituée qui poursuivit la pratique des pogromes et institua un numerus clausus contre les Juifs dans ses universités. Certes, les Juifs roumains reçurent l’égalité des droits en 1920, mais on n’avait pas renoncé pour autant aux petites brimades: les étudiants en médecine juifs ne pouvaient y disséquer que des cadavres de Juifs! [11]

Car que venaient étudier 85% des étudiants juifs russes, avant 1917, dans les universités prussiennes? … la médecine. Alors que le nombre des étudiants juifs était limité à 3% à St. Petersbourg en 1887, les étudiants juifs, qu’ils soient allemands, russes ou d’Europe de l’Est, formaient 37% du corps étudiant à la faculté de médecine de l’université de Berlin en 1888. À la veille de la Première Guerre mondiale, en 1913, les étudiants juifs russes représentaient 18% du total des étudiants inscrits à la Faculté de médecine de Berlin, 26% à Leipzig et 32% à Königsberg. En fait, bien que cette question n’ait pas été soulevée par Weindling, il existe un lien indéniable entre l’émergence d’un antisémitisme virulent dans la corporation médicale allemande, débutant chez les étudiants en médecine entre 1880 et 1914, et la présence non moins massive des Ostjuden, les étudiants juifs d’Europe de l’Est dans les universités allemandes [12]. La guerre de 1914, la défaite, les troubles révolutionnaires d’après guerre, la lutte armée contre le bolchevisme, ne feront que radicaliser jusqu’à la violence physique cet antisémitisme, à la fois idéologique, xénophobe (les Juifs sont perçus comme des « étrangers ») et corporatiste, déjà véhément chez les étudiants en médecine à la fin du XIXe siècle. Il expliquera le soutien ultérieur massif des médecins allemands à la politique nazie d’exclusion de leurs collègues juifs.

Néanmoins, comme le souligne Paul Weindling, un bref panorama de l’anthropologie allemande dans les années 1870 indique « qu’il n’y avait pas de racisme aryen et d’antisémitisme ‘biologique’ innés dans la culture nationale allemande ». Et comme nous l’avons démontré ailleurs, les anthropologues physiques allemands du XIXe siècle étaient certainement moins racistes que leurs équivalents américains et même français à la même époque [13]. Cela signifie que l’ »Allemagne éternelle » n’existe que dans l’imagination trop fertile de quelques historiens. Les sciences biomédicales allemandes étaient majoritairement humanistes-chrétiennes ou libérales dans les années 1830-1880; elles ne le sont plus dans les années 1920-1930.

La crise économique et la « lutte des classes » expliquent-elles l’idéologie ?

La plupart des interprétations socio-économiques, ou de type marxiste, du nazisme se heurtent également à de sérieuses difficultés pour qui n’en fait pas un a priori [14]. La crise économique de 1929, avec ses classes moyennes ruinées et ses millions de chômeurs, n’a pas vraiment produit les mêmes effets politiques en Allemagne et aux États-Unis. Roosevelt et son « New Deal » arrivent au pouvoir – comme Hitler – en 1933, mais la ressemblance s’arrête là (et à quelques similitudes de la politique économique). Idéologiquement, Roosevelt est l’opposé de Hitler. De la même façon, le fascisme italien ne possédait pas la dimension biomédicale, eugéniste, raciste et antisémite du nazisme. En juillet 1932, le journal CV. Zeitung (publié par une organisation juive allemande de lutte contre l’antisémitisme) fait un compte rendu élogieux des prises de position de Mussolini sur le racisme et l’antisémitisme. Pour Mussolini, la « pureté raciale » n’existe pas, la race est « à 95% du sentiment » et « non une réalité »; le métissage confère « force et beauté » aux nations et la « fierté nationale n’a absolument pas besoin du délire de la race ». Quant à l’antisémitisme, il relève, selon Mussolini, du phénomène du « bouc émissaire ». Et le Duce de signaler que les Juifs italiens occupent des positions « remarquables » dans les institutions de l’Italie fasciste [15]. Même si Mussolini, à cause de son alliance avec Hitler, adoptera officiellement à partir de 1938 un programme raciste (bien peu appliqué dans la réalité), le fascisme italien ne débouchera pas sur les stérilisations, euthanasies et exterminations. « Tant que le Duce demeura au pouvoir, il ne pouvait y avoir de déportation » – rappelle Léon Poliakov: le « commandement militaire italien entreprit en 1941-1942, dans les territoires étrangers contrôlés par lui (…), une action de sauvetage systématique, non seulement en interdisant l’entrée à Eichmann et à ses sbires, mais allant jusqu’à arracher des ‘non-Aryens’ aux gendarmes français ou aux tueurs croates » [16]. N’est-il pas oiseux de vouloir expliquer à tout prix une telle différence, idéologique et pratique, entre le facisme italien et le nazisme allemand par une simple différence de stade dans l’évolution structurelle du capitalisme?

L’idéologie, même si, à l’évidence, elle ne tombe pas du ciel hégélien, possède visiblement un certain degré d’autonomie par rapport aux déterminismes économiques. Vouloir expliquer absolument le génocide par la « logique du grand capital » et le « stade suprême du capitalisme », c’est vouloir faire rentrer un éléphant (ou plutôt son cadavre) dans une boîte d’allumettes (le sociologue Max Weber parlait plus élégament du « lit de Procuste », où ce bandit de l’Antiquité coupait les pieds ou écartelait ses victimes pour qu’ils rentrent ou ne dépassent pas du lit). L’ex-« technico-commercial » de la « Vakuum Oil Company » Eichmann (devenu le responsable SS des « affaires juives ») faisant déporter l’ingénieur chimiste Primo Levi ou le sous-directeur d’une PME, juste parce qu’il s’appele Goldstein, c’est un « bourgeois » qui tue un autre « bourgeois ». Plus de 90% des Juifs allemands n’étaient pas des prolétaires, mais des « grands bourgeois », cadres, membres des professions libérales, et « petits bourgeois » [17]. Et les bourreaux n’étaient pas forcément des bourgeois. Le médecin socialiste (et eugéniste) G. Loewenstein, émigré en 1938 en Angleterre, se souvient des sévices physiques que lui firent subir les SA (troupes de choc des nazis) et sa déception de voir des anciens ouvriers socialistes participer à ces chasses à l’homme: « Je ne pouvais pas comprendre que des ouvriers, à qui j’avais auparavant parlé dans de gigantesques meetings sociaux-démocrates, soient tous devenus nazis d’un seul coup » [18].

Défaite de la raison historienne et faillite de la psychopathologie

Les historiens furent également déroutés de découvrir l’intense collaboration et complicité des couches les plus éduquées de la population allemande, celles mêmes sensée incarner la « Raison » et le savoir face au mouvement de masse supposé ignare et irrationnel du nazisme. Là où l’histoire téléologique et la lutte des classes échouaient, on fit appel à la psychopathologie – individuelle ou collective – pour éclairer la « défaite de la Raison ». Or, comme le fait remarquer le psychologue israélien Dan Bar-On recensant ces interprétations psychopathologiques, aucune de ces explications n’est très satisfaisante [19]. On a d’abord affirmé que les auteurs des crimes étaient des « sadiques » dépravés, puis qu’ils étaient dotés d’une « personnalité autoritaire ». Au bout de 40 ans, Israël Charny conclut qu’il est quasiment impossible de brosser un portrait psychologique particulier des auteurs du génocide, puisque, dans l’ensemble, leur pathologie reste en-deça des limites du « normal », quels que soient les critères retenus [20].

A court d’explication, l’historien finit parfois par tomber dans l’interprétation « anthropologique » ou théologique : le Mal se trouve en tout homme, ne demandant qu’à jaillir, et les circonstances déterminent son expression. Avec ce genre d’analyses, on explique tout mais on ne comprend rien à la spécificité du nazisme. Or, la principale spécificité du nazisme – auquel pouvait adhérer des non-Allemands comme le psychiatre suisse Rüdin, principal architecte de la loi de stérilisation eugénique nazie, ou le Dr. C. P. Jensen, le médecin danois qui fit des expériences médicales de « repolarisation sexuelle » des homosexuels à Buchenwald – ne réside ni dans ses structures socio-économiques, ni dans un profil psychologique singulier de ses acteurs, mais dans son idéologie. Sans l’idéologie, on ne peut comprendre ce qui s’est passé.

Des « médecins ordinaires » ?

Le médecin, tel le virologue Pr. Haagen, sacrifiant les « cobayes » humains des camps de concentration pour expérimenter l’efficacité d’un vaccin, l’expert psychiatrique des tribunaux de stérilisation, tel le Pr. Bonhoeffer, envoyant, pour « débilité congénitale », le pupille agité de l’assistance publique, abandonné à six mois par une mère alcoolique et incapable de suivre une scolarité normale, chez le chirurgien pour la « Hitlerschnitt » *, ou le médecin psychiatre du programme d’euthanasie, tel le Pr. Pohlisch, condamnant à mort un schizophrène « incurable », ces médecins-là ne présentent généralement aucune tare psychologique spécifique et objectivable, susceptible de les distinguer du reste des médecins et de la masse anonyme des autres citoyens ordinaires allemands. Dans la majorité des cas, les bourreaux furent d’ailleurs des citoyens « ordinaires », tels ces « Hommes ordinaires » révélés par l’étude de Christopher R. Browning sur un bataillon de policiers réserviste exterminant consciencieusement son quota de Juifs chaque semaine [21].

Souvent diplômés (le notoire Dr. Dr. Mengele d’Auschwitz cumulait deux doctorats, comme le Dr. Dr. Ritter, « spécialiste » des Tziganes), les bourreaux pouvaient se révéler être des médecins, juristes, ou professeurs d’université méticuleux, pères de famille attentionnés, retournant jouer du piano le dimanche après avoir accompli leur tâche macabre durant la semaine. Le même professeur de psychiatrie qui envoyait des handicapés mentaux à la mort se montrait un médecin « humain », dévoué à ses malades (jugés « curables ») et auteur de réformes « modernes » dans son établissement hospitalier. Les Pr. Pr. Carl Schneider et Paul Nitsche, responsables importants de l’opération T4 d’extermination des malades mentaux « incurables », appartenaient aux réformateurs modernistes de la psychiatrie weimarienne, partisans entre autres de l’ergothérapie, de l’ouverture des hôpitaux et du mouvement de l’hygiène mentale. Le Pr. de pédiatrie W. Catel, à ses heures perdues, publiait des volumes de poésie, des pièces de théatre et correspondait avec l’écrivain Hermann Hesse. En semaine, cet auteur de célèbres manuels de pédiatrie, réédités 10 fois jusqu’en 1972, était l’un des trois responsables de l’euthanasie de quelques 5000 enfants malformés et handicapés [22].

Dédoublement ou cohérence de la personnalité ?

Pour résoudre cette contradiction, un psychiatre américain, Robert J. Lifton, a récemment fait appel à une nouvelle explication: le dédoublement de personnalité [23]. La question qui intéressait Lifton était: comment des médecins, dont la vocation est de soigner et de sauver la vie des malades, pouvaient se métamorphoser en tueurs, et surtout comment les mêmes médecins continaient à concilier ces deux fonctions psychologiquement antinomiques. Sur le plan purement psychologique, il est fort possible que ce modèle du dédoublement ou clivage de personnalité soit un simple artefact davantage lié aux valeurs divergentes de l’observateur qu’à la réalité vécue de la personne étudiée. Mais le plus grand problème ne réside pas dans la question de la validité du modèle du dédoublement en psychologie. Le problème majeur vient de ce que l’on cherche à expliquer un phénomène social, politique et idéologique aussi complexe que la « médecine nazie » par la psychologie des individus. Pour la raison historienne ou sociologique, il s’agit tout simplement d’une abdication méthodologique. L’hypothèse du « dédoublement de personalité » tend à nouveau à régler un peu trop vite le problème. Il réduit à la psychologie un phénomène qui implique, outre l’idéologie et le contexte politique, des facteurs professionnels propres à la médecine et ceux liés au contenu des théories scientifiques de l’époque.

La tentation de Faust

D’abord, en ce qui concerne les expériences médicales menées sur des hommes, il faut être conscient que le contexte de la recherche médicale n’est pas du tout le même que celui de la médecine praticienne. Le médecin praticien cherche à soigner du mieux qu’il le peut le patient qui se trouve en face de lui. Le médecin chercheur, au contraire, est plus scientifique que médecin. Il ne se focalise pas sur la guérison de tel patient particulier mais sur le résultat global de la recherche. Pour user d’un language kantien, le médecin chercheur tend donc à voir les patients davantage comme des moyens, des « matériaux » expérimentaux, pour sa recherche que comme une fin, un être humain unique. Seule l’éthique (ou la loi) l’empêche de pousser plus loin certaines expériences qui accéléreraient les résultats, feraient avancer la science, lui apporteraient gloire, pouvoir institutionnel et crédits de recherche supplémentaires. À la limite, l’éthique (ou la loi) constitue donc un obstacle dans la logique de la recherche scientifique. Au Procès des médecins de Nuremberg, le Dr. Ivy, l’expert américain, justifiait les expériences sur les condamnés à mort et estimait que certains points du serment d’Hippocrate « concernent le médecin thérapeute et non le médecin expérimentateur » [24].

D’où la tentation, dans un certains nombre de pays, d’utiliser des prisonniers, des condamnés à mort ou des individus « de moindre valeur » (tels les Noirs aux États-Unis) comme « matériaux » humains pour les expériences médicales dangereuses. Tout le monde a entendu parler de l’expérience de Tuskegee aux États-Unis, où les médecins de l’organisme gouvernemental Center for Disease Control ont utilisé, de 1932 à 1972, plus de 400 Noirs américains infecté par la syphilis, sans les soigner [25]. Malheureusement, le cas n’est pas isolé. Au XIXe siècle, le « père de la gynécologie » aux États-Unis, le Dr. Marion Sims, inventeur de divers instruments chirurgicaux, de nouvelles techniques en gynécologie et fondateur du célèbre New York Women’s Hospital, menait toutes ses recherches sur des femmes esclaves noires. Pour mettre au point les meilleures techniques de chirurgie vaginale, il charcuta (sans anesthésie) certaines esclaves jusque trente fois. Une fois la technique maîtrisée grâce aux cobayes noires, elle pouvait être appliquée aux femmes blanches [26]. Et le même expert médical américain au Procès de Nuremberg contre les médecins expérimentateurs nazis, qui proclamait haut et fort que ces expériences étaient scientifiquement « inutiles », le Dr. Ivy, professeur de physiologie et pharmacologie à l’Université d’Illinois à Chicago, se trouva pris au milieu des années 1960 dans un procès spectaculaire, pour avoir lui-même mené des expériences sur ses patients. Il avait eu accès à tous les documents du Procès de Nuremberg, en particulier ceux sur les expériences réalisées pour l’armée de l’air allemande à Dachau. Il travaillait aux Etats-Unis en partie sur des domaines analogues. En 1950, Ivy publia lui aussi des articles sur le manque d’oxygène et la dépressurisation chez l’homme en haute altitude. Directeur, entre autres, de l’Institut de Recherche Médicale de l’US-Marine après la guerre, il utilisa pour ses propres recherches les matériaux fournis par les expériences nazies et noua des contacts étroits avec le Dr. H. Strughold, un de ces médecins nazis expérimentateurs – directement informé des expérimentations mortelles menées à Dachau – récupérés par les Américains, et nommé directeur dans un centre de recherche de l’US Air Force à San Antonio (Texas) [27].

Pour les médecins nazis, les Juifs, les Tziganes et les handicapés mentaux, étaient des êtres de « moindre valeur » et de toute façon promis à la mort. Pour mettre au point un médicament, un vaccin ou une technique chirurgicale capable de sauver des milliers de soldats allemands, il était tentant de sacrifier une centaine de Tziganes. Le contexte politique les autorisait à les utiliser. Leur éthique personnelle a fait que certains ont franchi le pas et pas d’autres. Mais, en dehors de ceux qui étaient véritablement des sadiques, l’incitation venait non du seul nazisme mais aussi de la logique de la recherche scientifique et de l’appât du succès académique. Dans la légende, Faust vend son âme à Méphistophélès pour satisfaire sa curiosité insatiable. La fille du Pr. Rüdin confiait au sujet de son père qui fit subventionner son Institut de Recherche Psychiatrique par la SS: « Il aurait vendu son âme au diable pour obtenir de l’argent pour son institut et ses recherches » [28]. En général, ce n’était pas la hiérarchie SS qui donnait l’ordre à tel médecin de mener telle expérience sur tel détenu, c’était le médecin qui demandait l’autorisation à la hiérarchie SS de pouvoir utiliser les détenus pour telle ou telle expérience. Même si ces expériences étaient plannifiées et coordonnées au plus haut niveau, par l’armée, la SS et les organismes de recherche, dans le cadre d’un effort de guerre total, l’initiative venait le plus souvent des médecins chercheurs. À notre connaissance, aucun médecin n’a été obligé de mener ces expérience et aucun n’a été puni pour avoir refusé de les mener. Ce point n’est pas minime.

La violence comme thérapie

Le modèle du « dédoublement » n’est guère plus satisfaisant dans le contexte thérapeutique, car il néglige une dimension essentielle dans le rapport médecin-malade: la situation de pouvoir du médecin par rapport au patient. Dans le cas de la psychiatrie asilaire, cette situation de pouvoir du médecin est aggravée par le fait que le patient a généralement perdu sa responsabilité juridique. Seul le médecin décide ce qu’il convient de faire au patient, éventuellement contre sa volonté. Le modèle du dédoublement tombe de lui-même si l’on prend ainsi d’autres situations de pouvoir où le médecin commet des actes « thérapeutiques » violents, mais moins graves (que de tuer un enfant ou un adulte), comme, par exemple l’électrochoc, la lobotomie ou même la stérilisation et l’avortement eugénique forcé. Le Pr. Cerletti, psychiatre italien, qui, en 1938, dans l’Italie fasciste, après avoir observé en visitant un abattoir comment les bouchers assomaient les porcs par un choc électrique avant de les égorger, invente « l’électrochoc », était-il dédoublé? Et le Pr. Cameron, président de la World Psychiatric Association et de l’American Psychiatric Association, qui infligea plus de 900 électrochocs à certains de ses patients (définitivement transformés en légumes), lorsqu’il menait des expériences de « lavage de cerveau » pour le compte de la CIA? Et le Pr. Moniz, le neurologue récompensé du Prix Nobel de médecine (1949) pour avoir inventé la lobotomie (destruction d’une partie du cerveau pour supprimer les problèmes psychologiques) – Prix Nobel censé honorer « ceux qui dans l’année écoulée auront rendu les plus grands services à l’humanité » ? Et le psychiatre américain moyen des années 1960 qui lobotomisait la femme mariée dépressive ou l’adolescent noir trop perturbé, tel le Dr. Walter Freeman qui « soigna » ainsi 5000 patients au pic à glace? Et le Dr. Puech qui lobotomisa le premier en France car « la publication des premières lobotomies effectuées en France le placerait obligatoirement devant [son concurrent] en tête du concours d’agrégation » de médecine? [29] Et le psychiatre autrichien Wagner von Jauregg, rallié au nazisme (après avoir été sauvé du tribunal par ses collègues juifs Freud et Tandler en 1918), le seul psychiatre Prix Nobel de toute l’histoire de la psychiatrie (1927) pour avoir « soigné » ses patients syphilitiques en leur inoculant la malaria (« thérapie » entraînant une certaine mortalité, surtout dans la « phase expérimentale ») et qui électrocutait, sur leurs parties sensibles, les soldats autrichiens « hystériques » ou paniqués pendant la Première Guerre mondiale afin de les renvoyer au front? La liste des « dédoublés » n’est pas finie et elle est si longue, depuis un siècle d’histoire de la psychiatrie biologisante, que l’on serait obligé, si l’on adoptait le modèle explicatif de Lifton, d’en conclure que la profession entière est composée d’individus « dédoublés » – une conclusion évidemment absurde …

La logique du discours scientifique

Enfin, un troisième élément intervient: le discours scientifique lui-même. Le « bon psychiatre », allemand, américain, suédois ou chinois (la Chine communiste vient de promulguer une loi eugéniste en 1994), qui décide la stérilisation d’un schizophrène n’a pas besoin d’être nazi ou « dédoublé » pour signer l’ordre au chirurgien: il suffit qu’il croie que cette maladie mentale soit héréditaire et que le médecin doit protéger la société contre sa propagation. La stérilisation s’inscrit à titre de médecine préventive et collective dans le cadre de ce paradigme biologique de la psychiatrie depuis 1860 selon lequel « les maladies de l’esprit sont des maladies du cerveau » (Griesinger) et des maladies héréditaires. Depuis que Rüdin a fondé la psychiatrie génétique dans les années 1910, les psychiatres praticiens font confiance aux généticiens humains qui leur annoncent que la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive, l’homosexualité, l’alcoolisme ou la criminalité possèdent une cause neurobiologique ou génétique. Il ne sert à rien de décréter rétrospectivement que c’était de la « pseudo-science » nazie, car c’était le discours scientifique dominant de la psychiatrie de l’époque, pas seulement allemande.

Et le phénomène n’a rien de spécifiquement nazi. Le fondateur de la génétique psychiatrique aux États-Unis, Franz Kallmann, un disciple de Rüdin, était d’origine juive. Avant d’être forcé d’émigrer, Kallmann voulait stériliser 10% de la population allemande. Une fois arrivé à la chaire de psychiatrie de l’Université de Columbia et à la direction de la recherche du New York State Hospital, il deviendra membre de l’American Eugenics Society. Tout en réclamant des stérilisations systématiques des frères et soeurs des schizophrènes aux États-Unis et en applaudissant dans Eugenical News les stérilisations de masse en Allemagne nazie, il rédigeait le chapitre sur la « Génétique de la schizophrénie » dans le manuel de référence American Handbook of Psychiatry (1959). Si on lui a confié une chaire universitaire aussi prestigieuse, la rédaction de cette section d’un manuel de référence ou qu’on l’invitait au premier Congrès International de Génétique humaine à Copenhague en 1956 (aux côtés des eugénistes nazis Lenz et Verschuer, et présidé par le généticien et eugéniste danois Tage Kemp), c’est sans doute que ses collègues américains et européens des années 1950 pensaient que sa « pseudo-science » eugénique était de la « bonne » science génétique [30]. Le contenu de la science médicale est donc loin d’être indifférent à ce que firent les médecins allemands.

Mystique du sang et science biomédicale

L’idéologie nazie combinait des courants très hétérogènes, allant de la science biomédicale la plus conventionnelle aux groupuscules racistes les plus mystiques. La question qui se pose est: cette seule « mystique du sang » et les rites païens ressuscités auraient-ils suffit à mobiliser l’élite d’un des pays les plus modernes et les plus instruits au monde? L’idole de la « race » aurait-elle pu être ranimée et gonflée d’une nouvelle vie sans le concours de la science?

Certes, 69% des membres des « unités tête de mort » de la SS, chargés de la surveillance des camps, avaient abjuré le christianisme [31]. Mais auraient-ils eu la même tranquilité d’esprit s’ils n’avaient pas senti à leurs côtés l’assurance des scientifiques? Auraient-ils osé tout ce qu’ils ont osé s’ils n’avaient pas entendu des savants, comme le Pr. Verschuer, directeur du plus grand centre de recherche en génétique humaine en Allemagne, leur répéter, dans les journaux, des conférences ou lors de cours de formation pour les « experts raciaux » (Rassenprüfer) de la SS: « Notre attitude dans la question raciale s’enracine dans la connaissance de la science génétique; notre attitude dans la Question juive biologique s’enracine dans la connaissance de l’étrangeté raciale des Juifs » ? Ce savoir scientifique constituait – dixit Verschuer en 1943 – le « fondement de notre politique raciale » [32]. En un mot, le système de « sélection » et d’extermination nazi, y compris dans son aspect le plus irrationnel et le moins « scientifique » (l’antisémitisme), aurait-il put fonctionner aussi bien sans la caution de la communauté scientifique allemande? Quant aux autres catégories de victimes, les scientifiques se chargeaient directement du travail.

Les victimes du nazisme sont essentiellement des catégories « biologiques », « raciales » ou « médicales ». En 1939, sur 21 000 détenus des six camps de concentration existant alors en Allemagne, plus des deux tiers sont des « asociaux » (clochards, etc.), délinquants et criminels récidivistes, homosexuels, Tziganes, alcooliques, etc. dont le sort a été déterminé par des experts médicaux ou des policiers férus de modernisation et convertis aux théories des psychiatres eugénistes sur l’origine génétique des comportements déviants. Ensuite, avec la guerre, viendront les Juifs qui formeront le gros des effectifs des camps d’extermination. Les catégories de victimes sont parfaitement délimitées: à moins de 25% de sang juif, on survit, à plus de 50% de sang juif, on périt. En cas de doute, un anthropologue tranche. Le fait que tel Tzigane autrichien va être stérilisé, tel autre exterminé et le troisième préservé n’a rien à voir avec le hasard, mais avec des directives très précises, définies par des scientifiques. Et il n’y a pas d’exceptions, sauf celles prévues par les technocrates. On constate la totale cohérence des critères et méthodes de dépistage-sélection-élimination et la perfection bureaucratique de la machine exterminatrice. Certes, le système concentrationnaire soviétique et chinois ont réclamé un haut niveau d’organisation bureaucratique, donc de « modernité » technocratique et policière. Mais, comparativement au système d’extermination nazi, il leur manque quelque chose pour être parfaits: la science et la technique – la dimension « scientifique » de la sélection des individus à exterminer et la modernité technologique et médicalisée du processus d’élimination des indésirables [33].

« il y avait un médecin là, en blouse blanche … » (Eichmann)

Parlons crûment: si l’extermination des Juifs et des Tziganes s’était limitée aux fusillades des Einsatzgruppen, aux camps de concentration avec 10% de mortalité par an et aux « marches à la mort » lors du repli allemand vers l’Ouest, les massacres nazis n’offriraient aucune singularité sinon l’idéologie sous-jacente et le fait que cela s’est déroulé au coeur de l’Europe. L’autre spécificité du nazisme, c’est la présence des « blouses blanches » du début à la fin des processus d’extermination: c’est le Dr. Dr. Mengele à Auschwitz, c’est-à-dire un scientifique collaborateur d’un institut de recherche prestigieux, docteur en anthropologie et docteur en génétique médicale, qui « sélectionne » les détenus juifs, c’est le Dr. Widmann, docteur en chimie, directeur de l’Institut Technique de la police criminelle, responsable des techniques de gazage, c’est le Pr. Clauberg, un gynécologue très important (il a mis au point les traitements Progynon et Proluton pour guérir la stérilité des femmes – toujours employés aujourd’hui ainsi que le « test Clauberg » pour mesurer l’action de la progestérone), qui expérimente des techniques de stérilisation de masse sur les femmes détenues à Auschwitz, c’est le Dr. Dr. Ritter, docteur en pédagogie, docteur en médecine, spécialiste en pédo-psychiatrie, habilité universitairement en génétique humaine, responsable de l’élimination scientifique des Tziganes, c’est le Pr. Heyde et le Pr. Nitsche, l’un professeur de psychiatrie des universités, l’autre psychiatre asilaire célèbre, responsables de l’extermination des malades mentaux, c’est le Pr. Catel, professeur de pédiatrie renommé, responsable de l’euthanasie des enfants handicapés, c’est le Dr. Rodenberg, docteur en médecine et psychiatre, responsable scientifique de l’élimination de l’homosexualité, c’est le Dr. Dr. Wolfgang Knorr, docteur en démographie et docteur en médecine, spécialiste de l’élimination des familles nombreuses « asociales », enfin, ce sont des scientifiques de carrure internationale, directeurs d’instituts de recherche très prestigieux, qui cautionnent et souvent initient cette politique, tel l’anthropologue Eugen Fischer, directeur depuis 1927 du plus gros institut bio-anthropologique d’Allemagne ou le psychiatre Ernst Rüdin, directeur du plus gros institut de recherche psychiatrique d’Europe depuis 1931 (et que l’on peut considérer comme le père de la psychiatrie génétique). En somme, quantitativement parlant, les massacres nazis ne sont peut-être pas les plus importants du XXe siècle, mais ils constituent le plus grand massacre technocratico-scientifique de l’histoire de l’humanité.

Plus de deux médecins sur trois étaient nazis

En effet, les médecins furent, si l’on en croit divers historiens, la catégorie socio-professionnelle qui se rallia le plus au nazisme – selon l’historien canadien d’origine allemande Michael Kater: le « groupe professionel le plus fortement nazifié dans l’Allemagne de Hitler » [34]. Auteur par ailleur de la principale analyse sociologique et chronologique des adhésions au NSDAP (Parti nazi), M. Kater ajoute: les « médecins se ‘nazifièrent‘ plus complètement et plus rapidement que n’importe quelle autre profession et, en tant que nazis, ils firent davantage pour ce régime démoniaque que n’importe quelle autre corporation professionnelle » [35]. Cherchant à calculer en 1979, le ralliement des différents groupes professionnels de l’élite sociale allemande, il avait découvert avec stupeur que 45% des médecins – et 50% des médecins hommes – de la période 1925-1945 étaient inscrits au NSDAP (contre 22% pour les enseignants des écoles, dont le rôle, dans la formation de la jeunesse, rendait pourtant souhaitable une adhésion)[36]. M. Kater évalue qu’un médecin homme sur quatre était membre de la SA (26%) (contre 11% – soit un sur neuf – pour les enseignants) et 7,3% de tous les médecins, membres de la SS (contre 0,4% pour les professeurs du secondaire), soit, proportionnellement, 18 fois plus que ces derniers. Les médecins étaient 18 fois plus représentés dans la SS que ce groupe social, assez représentatif de la moyenne de la population, ne l’était! Au total 69,2%, soit plus des deux tiers des 90 000 médecins allemands, selon M. Kater, étaient membres d’au moins une de ces quatre organisations nazies (Parti nazi, Ligue des médecins nazis, SA, SS) [37]. A l’échelon universitaire, le degré de ralliement semble encore plus important, puisque pour les quelques facultés de médecine où l’étude a été faite, on peut atteindre des taux d’adhésion de la part des professeurs et maîtres de conférence supérieurs à 80% [38].

Le Troisième Reich : une « biocratie » ?

Les médecins et biologistes ne se contentèrent pas d’adhérer passivement au nazisme et d’être des « suiveurs ». Ils jouèrent « un rôle actif et directeur dans l’initiation, l’administration et l’exécution de chacun des programmes raciaux nazis les plus importants » [39]. Ainsi la loi eugénique de stérilisation, promulgué par les nazis en 1933, fut préparée sous Weimar, dans l’État de Prusse dirigé par un social-démocrate, par des généticiens, des psychiatres et des médecins hygiénistes de grand renom, dont certains, en raison de leurs origines juives, durent émigrer après 1933. La version nazie fut élaborée par des psychiatres comme Rüdin et des généticiens humains comme Lenz. Les stérilisation, décidées par des tribunaux médicaux, étaient évidemment opérées exclusivement par des médecins.

L’euthanasie des handicapés physiques et mentaux « incurables » fut exclusivement le fait de médecins, surtout psychiatres et pédiatres, parfois les plus renommés de leur profession. Selon Robert Proctor, auteur d’un ouvrage sur l’hygiène raciale et la médecine sous le nazisme: « aucun médecin n’a jamais reçu l’ordre de tuer les patients des centres psychiatriques et les enfants handicapés. Il leur en fut donné le pouvoir, et ils remplirent leur tâche sans protester, souvent de leur propre initiative ». Il ne s’agissait pas d’un ordre (Befehl ) mais d’une procuration de pleins pouvoirs (Vollmacht) [40]. Le recensement puis le « traitement » par stérilisation, castration, électrochocs, euthanasie et autres mutilations des « asociaux » (marginaux, vagabonds, jeunes délinquants, etc.), criminels « héréditaires », Tziganes et homosexuels, furent menés par des médecins légistes, bio-criminologues, généticiens humains, psychiatres et anthropologues.

Les expérimentations médicales réalisées sur les détenus des camps de concentration et d’extermination ne furent pas le fait de quelques marginaux « pseudo-scientifiques ». On trouve des liens avec presque chaque faculté de médecine de chaque université. Les instituts de recherche médicale militaire, de médecine aéronautique, de bactériologie, d’immunologie, de neurologie, d’anatomie, de physiologie et de génétique humaine, ainsi que les plus grandes firmes pharmaceutiques allemandes, en profitèrent grandement. Il y eu plus de 80 programmes d’expérimentations humaines en camps de concentration, sans compter ceux hors des camps (par exemple sur les patients des hôpitaux psychiatriques), évidement tous initiés par des médecins et menés par des médecins, avec l’aval des autorités médicales et des organismes de crédits de recherche. Ils faisaient ensuite part de leurs résultats dans des colloques scientifiques où nul ne s’avisa de protester contre ce genre de méthode. Rares furent les instituts d’anatomie ou de neurologie qui ne profitèrent pas de l’ »aubaine » des « matériaux humains » fournis par l’euthanasie, la Gestapo ou les camps pour enrichir leurs collections. Certains instituts de psychiatrie, eux, incluaient carrément l’euthanasie dans leur méthode de travail. Le moment de l’euthanasie était décidé en fonction des besoins de la recherche. Et encore une fois, il ne s’agissait pas de petits instituts minables pour trois médecins-SS scientifiquement médiocres, mais de la « crème de la crème », l’élite des centres de recherche allemands, tel l’Institut Kaiser Wilhelm de Recherche sur le cerveau.

Et c’étaient les scientifiques eux-mêmes qui réclamaient les « matériaux humains ». Comme le confiait ingénuement le Pr. Hallervorden, l’un des directeurs de l’Institut de Recherche sur le cerveau, à l’enquêteur américain en 1945: « Il y avait des specimen merveilleux parmi ces cerveaux, de très beau cas d’handicapés mentaux, de malformations et de maladies infantiles précoces. J’ai accepté ces cerveaux bien sûr. D’où il venaient et comment ils arrivaient à moi, n’était vraiment pas mon problème ». Ca, c’est ce que le Pr. Hallervorden raconta aux enquêteurs. Dans la réalité, une partie des jeunes handicapés mentaux et épileptiques furent euthanasiés en liaison directe avec les instituts scientifiques pour les besoins de la recherche. Le Pr. Hallervorden était lui-même à cheval entre l’IKW de Recherche sur le cerveau et le centre d’euthanasie de Brandenburg [41]. Et que l’on vienne pas nous raconter qu’il s’agissait de recherches « pseudo-scientifiques ». En 1997, la presse médicale française se posait pour la première fois la question de savoir s’il ne conviendrait pas de débaptiser la « maladie de Hallervorden-Spatz » en raison de l’implication de ces deux neurologues dans l’euthanasie des malades mentaux [42]. En fait, il n’était même pas nécessaire d’être nazi pour participer à la curée aux « matériaux humains ». Il sufisait d’être médecin.

Les premiers gazages des détenus hors des camps (programme 14f13), puis les premières chambres à gaz (à l’oxyde de carbone) installées dans les camps de concentration furent établies par des médecins (et les techniciens) du programme d’euthanasie T4 [43]. La politique sanitaire, édictée par des médecins, dans les territoires polonais occupés (la mise en quarantaine des ghettos juifs par « prophylaxie » contre le typhus) contribua de manière non négligeable à l’enchaînement de décisions qui mena à la « Solution finale au problème juif en Europe » [44]. Enfin, par décret personnel de Himmler, seuls les médecins étaient habilités à « gérer » l' »écologie » des camps d’extermination, « sélectionnant » dès la sortie des trains les « éléments » destinés à être « éliminés ». Selon Lifton, le programme d’extermination était conduit, du début à la fin, par des médecins [45].

Une grande partie de la communauté bio-médicale allemande, non seulement s’engagea politiquement, cautionna scientifiquement la politique « bio-raciale » du nazisme et se dévoua avec un zèle sans pareil à sa scrupuleuse application, mais bien souvent, comme le souligne R. Proctor, l’inspira, l’initia et l’orienta. Les anthropologues, généticiens, démographes, psychiatres et médecins intervenaient à tous les niveaux de cette gigantesque machine technocratique bio-médicale, contrôlant génétiquement et racialement le droit à la vie, le droit au mariage, le droit d’enfanter, le droit au travail et aux allocations, la santé immédiate et future de l’ensemble des populations gouvernées par le IIIe Reich. A tel point qu’il est venu à R. Lifton, dans son livre sur Les médecins nazis, l’expression de « biocratie » pour désigner cet aspect peu souligné jusqu’ici du IIIe Reich [46]. Par certains aspects, on peut en effet envisager le IIIe Reich comme une « médicocratie »: le règne des médecins (les psychiatres évidemment, mais aussi les anthrologues raciaux et les généticiens humains-eugénistes chargés de la politique eugénico-raciale étant, dans la très grande majorité des cas, docteurs en médecine). Ceux-ci déterminèrent à la fois la « politique de santé » nazie – qui ressemblait fort à un totalitarisme médical (le « devoir d’être en bonne santé ») – et intervinrent dans tous les rouages de la technocratie médicale qui décida l’élimination des éléments « biologiquement indésirables » pour sauver et améliorer la « Race » ou le « Corps du Peuple » (Volkskörper ). De A à Z, la politique eugénico-raciale nazie fut déterminée, spécifiée et appliquée par des médecins, biologistes-généticiens et démographes-statisticiens. Le choc qui sourd de ce constat: les sciences bio-médicales vècurent le plus souvent en véritable symbiose avec le nazisme.

La science en question

Ces médecins ne furent pas des figures marginales ou de second plandes ni des cas isolés, mais l’indice d’un ralliement massif. On ne peut donc expliquer cette collusion, comme le note le généticien Benno Müller-Hill, « uniquement comme le fruit de l’égarement de quelques individus ». Il faut au contraire en déduire que ce phénomène avait « pour origine des défaillances de la psychiatrie et de l’anthropologie elles-mêmes » [47]. Le psychiatre B. Laufs exprime les choses encore plus brutalement: « le fondement potentiel du crime s’inscrivait dans la structure de la science, la participation directe au crime dans la décision des individus » [48]. Et pour un autre historien de la psychiatrie allemande, les crimes psychiatriques de la période nazie ne résultent pas de l’action de quelques sadiques, mais ont été commis par des « psychiatres tout à fait normaux, habituels et représentatifs de leur science ». Il fallait donc chercher à éclaircir, dans l’histoire de la psychiatrie allemande, « quelles structures, quelles pratiques et quelles théories ont rendu possible l’horreur » [49].

Ainsi, après avoir retourné pendant près d’un demi-siècle toutes les données du problèmes, les historien finissent par s’intéresser à la composante jusqu’à là la plus négligée du nazisme: ses liens avec la science et en particulier les sciences bio-médicales. Cette piste avait été occultée pendant 45 ans pour deux raisons principales qui, bien que motivées par des sentiments directement antagonistes, se rejoignaient dans leurs conclusions.

La première tenait aux conceptions, régnant en philosophie des sciences et parmi les scientifiques eux-mêmes, sur la nature même de « la » Science. On a assumé pendant la majeure partie de ce siècle – explique le sociologue des sciences américains Robert Proctor – que la science était « soit intrinsèquement démocratique, soit apolitique ». Par conséquent sa politisation ou l’avènement d’un régime totalitaire ne pouvait entraîner que sa destruction ou du moins son dépérissement. La « possibilité que la science ou des scientifiques puissent contribuer » à des systèmes politiques comme le nazisme et à ses crimes ne pouvait trouver sa place, sinon comme « aberration » ou « perversion » dans cette théorie de la science « apolitique » ou « démocratique » [50].

La seconde avait des causes beaucoup plus terre-à-terre. Après 1945, la communauté des scientifiques et médecins allemands s’appuya sur cette conception dominante pour affirmer que la science et les scientifiques allemands, non seulement ne portaient aucune responsabilité dans les crimes nazis, mais même, en tant que porteurs de vérités intangibles face aux « politiciens », ils en furent les premières victimes. Tous les maux étaient à mettre sur le compte des « politiciens » et autres « idéologues ». La science et les scientifiques n’avaient rien à voir avec tout cela. Ceux qui avaient trempé dans les crimes étaient des « pseudo-scientifiques ». A part quelques rares dévoyés (les 23 accusés du Procès des médecins de Nuremberg sur 90 000 médecins), la science allemande sortait indemne de la « terrible parenthèse ».

Ces deux tendances donnèrent lieu à deux types d’historiographie depuis 1945, lorsqu’il s’agissait de traiter des rapports de la science au nazisme: la première qui peut être appelée « polémique », la seconde, « apologétique » [51].

Selon la version « polémique », plus un scientifique ou médecin allemand se montrait proche du nazisme, moins il avait valeur sur le plan scientifique. Sa valeur scientifique était inversement proportionnelle à son degré d’implication politique en faveur du nazisme. Les recherches d’un Dr. Mengele à Auschwitz étaient donc « pseudo-scientifiques » tandis que l’on s’arrangeait pour disculper de nazisme « véritable » ceux qui restaient des scientifiques incontournables dans la communauté internationale (style le Prix Nobel Konrad Lorenz, pourtant orateur de l’Office de la Politique Raciale du NSDAP; le Prix Nobel Butenandt – dont l’institut analysait les échantillons envoyés depuis Auschwitz par le même Dr. Mengele; ou le seul psychiatre Prix Nobel dans toute l’histoire de la psychiatrie: Wagner von Jauregg). De manière globale, encadrés par une mauvaise politique, les scientifiques et médecins allemands accusés avaient de toute façon fait de la « mauvaise science » ou « pseudo-science ». Face à ces « mauvais scientifiques » restés en place et qui n’avaient pas progressé d’un pas pendant les douze ans de la dictature, on brandissait les figures emblématiques de l’émigration scientifique, tels Einstein ou Freud qui, eux, avaient produit de la « bonne science ».

Selon la version « apologétique » (pratiquée par les scientifiques et médecins allemands eux-mêmes, lorsqu’ils ne faisaient pas l’impasse sur le sujet), les scientifiques et médecins allemands, dans leur grande majorité, n’avaient pas fait de politique. Ils avaient continué à servir les intérêts supérieurs de la science et de la santé de leurs concitoyens, dans la mesure du possible sous un régime totalitaire. Les prises de position répréhensibles étaient le fruit de compromis, d’adaptations imposées par les contraintes externes d’un système totalitaire. Certes une minorité de médecins et scientifiques s’étaient laissée dévoyer par la politique, mais ils étaient justement une petite minorité et ils avaient été punis pour leurs crimes après 1945. Le problème était donc réglé.

Et on ne se posait pas trop de question sur le fait que, de 1959 à 1978, la Chambre Fédérale des médecins allemands fut successivement présidée par deux anciens médecins SS, démocratiquement élus par leurs pairs, qu’en 1983, la Chambre de Berlin-Ouest était toujours présidée par le Pr. Wilhelm Heim, un ancien Standartenführer des SA actifs dans l’exclusion des médecins juifs des hôpitaux municipaux de Berlin en 1933, que le Pr. Walter Kreienberg, président de la Chambre des Médecins de Rhénanie-Palatinat de 1957 à 1987, ancien membre de la SA, de la Ligue des Médecins Nazis et du Parti nazi, travailla sous le IIIe Reich pour l’armée de l’air sur la résistance humaine aux hautes altitudes (directeur à partir de 1940 du « caisson de dépression du centre de recherche aérienne 1/VIII »). En mai 1944, il se plaignait de ce que ses recherches sur les « questions actuelles » de la physiologie en haute altitude soient retardées par des « difficultés à se procurer des matériaux ». On ne sait pas s’il s’agit d’appareils médicaux ou de « matériaux » … humains. On ne sait pas exactement comment il réalisa ses recherches sur la coagulation accélérée du sang en haute altitude (1943), ni celles sur le métabolisme du cerveau en situation de manque d’oxygène (1944), ou celles sur les oedèmes résultant de dénutrition (1944). En 1944, il produit aussi un travail avec le psychiatre H. Ehrhardt (l’assistant d’un professeur de neuro-psychiatrie expert dans l’opération d’euthanasie T4) sur « L’irrigation sanguine du cerveau pendant l’électrochoc » [52]. Quant au Pr. Sewering, toujours président de la Chambre Bavaroise des médecins au début des années 1990 (depuis 1955, soit près de 40 ans) et professeur honoraire à l’Université de Munich, il était inconvenant de rappeler qu’il avait été membre de la SS et avait été personnellement impliqué dans le programme d’euthanasie en 1943 [53].

Ainsi, paradoxalement, ces deux thèses, pourtant directement antagonistes dans leurs motivations politiques, se rejoignaient dans leurs conclusions. Dans ce tableau en noir-et-blanc des scientifiques sous Hitler, tous les maux étaient mis sur le compte d’une poignée de boucs émissaires: les politiciens, « idéologues » et « pseudo-scientifiques ». Toutes deux avaient pour effet d’occulter le rôle de la science et de la médecine sous le nazisme et de les innocenter a priori. La science elle-même, pour les deux parties, sortait indemne de ce sombre épisode.

Le problème avec ce tableau idyllique de la science et de la médecine, c’est, en premier lieu, qu’il ne correspond absolument pas à la réalité. Les sciences biomédicales ne furent pas les victimes passives des politiciens. En outre, cette image de la « science apolitique », comme le souligne R. Proctor, ne permettait pas d’apprécier: 1) à quel point les nationaux-socialistes purent s’appuyer sur les concepts, les images, les résultats et l’autorité de la science biomédicale de l’époque; 2) à quel point l’idéologie national-socialiste pu imprégner et influencer la pratique scientifique et médicale; 3) l’extraordinaire audience dont bénéficia le nazisme dans les milieux universitaires et scientifiques bio-médicaux allemands [54].

Car, last but not least, les théories de l’ »Allemagne éternelle », de la lutte des classes ou de la psychopathologie ne suffisent pas à rendre intelligible le ralliement trois fois plus massif – au sein de cette catégorie sociale éduquée – des médecins, psychiatres, généticiens humains, anthropologues allemands et biologistes à la politique eugénico-raciale du régime nazi. Pourquoi les professeurs de médecine s’inscrivent-ils deux fois plus au Parti nazi que leurs collègues des autres facultés alors qu’ils appartiennent à la même classe sociale? Pourquoi 60% des biologistes s’inscrivent au NSDAP, comparativement aux pourcentages beaucoup plus faibles des physiciens ou des mathématiciens [55] ? Si les facteurs habituellement mis en avant ne peuvent, à eux seuls, rendre compte de ce degré de symbiose entre la communauté bio-médicale et le régime national-socialiste, alors l’origine doit en être cherchée dans l’histoire sociale et les objectifs professionnels de ces corporations scientifiques, ainsi que dans les contenus de la science elle-même. La nouvelle voie consiste donc à retracer un historique plus sérieux de cette profession et à s’interroger sur les conceptions dominantes dans les sciences bio-médicales allemandes de 1900 à 1945.

Le retour sur la science

La « politique biologique » du IIIe Reich se fondait sur trois « paradigmes » majeurs: l’eugénisme biomédical commun à plusieurs pays; le racisme « nordique » élevé et dynamisé au rang d’une thérapeutique raciale pour le peuple allemand; et un antisémitisme manichéen racialisé. Si l’antisémitisme racial manichéen entretenait des rapports très conflictuels avec la science de l’époque, y compris la science des anthropologues et généticiens humains nazis, l’eugénisme, en revanche, faisait quasiment partie du discours scientifique commun dans de nombreux pays. Par exemple, la revue de génétique de l’American Genetics Association faisait une large place à l’eugénisme et le président de l’Association des psychiatres américains recommandait publiquement la stérilisation de « tous les faibles d’esprit, tous les aliénés incurables, tous les épileptiques, tous les débiles mentaux, tous les criminels récidivistes » comme solution médicale radicale pour « tarir en une ou deux décennies la reproduction des déficients psychiques ». Le racisme nordique, lui, tenait une position intermédiaire entre la « science » eugénique et l’ »idéologie » antisémite.

Les conceptions de l’eugénisme ou de « l’hygiène raciale » nordiciste, comme le montre amplement Paul Weindling, n’avaient donc pas été inventées par Hitler ou les SS. Elles imprégnaient les sciences bio-médicales dans plusieurs pays, dont l’Allemagne (mais aussi la Suisse, la Suède, les États-Unis, etc.) depuis le début du XXe siècle. Le lecteur sera peut-être un peu surpris de découvrir le nombre de grands médecins et biologistes allemands – dont le nom est encore prononcé lorsque l’on parle d’une maladie ou d’une science, tel Alzheimer pour la « maladie d’Alzheimer », Kraepelin pour la nosologie psychiatrique, Kurt Goldstein pour la neurologie, Konrad Lorenz pour l’éthologie – qui ont rallié l’eugénisme et l’hygiène raciale. Chaque année, on en découvre de nouveaux. Pour lui ôter ses derniers doutes comme quoi « l’eugénisme », « l’hygiène de la race » ou la « science de la race » seraient des inventions nazies, il découvrira sans doute étonné que l’eugénisme (ou hygiène raciale) et l’anthropologie raciale (deux disciplines inventées par les nazis selon certains historiens) pouvaient également être enseignées dans les universités d’un pays foncièrement démocratique comme la Suisse de 1930 à 1945.

La grande différence c’est qu’en Suisse, même s’ils ont pu pratiquer des stérilisations dans certains cantons, les médecins eugénistes sont restés soumis, bon gré mal gré, aux lois démocratiques et au pouvoir judiciaire, alors qu’en Allemagne nazie, les médecins et biologistes hygiénistes raciaux, propulsés dans les sphères du pouvoir, ont eu l’aubaine de faire eux-mêmes les lois, sans être confrontés à un pouvoir judiciaire capable de les arrêter. Aux États-Unis aussi, des lois de stérilisation ont permis de stériliser, de 1907 à 1960, environ 60 000 aliénés, handicapés mentaux, prétendus criminels « héréditaires » et autres « voleurs de poulets » (les Noirs). Aux États-Unis aussi, les psychiatres ont envisagé l’euthanasie. En 1942, l’éditorial de l’American Journal of Psychiatry appelait à mettre une « fin léthale à ce douloureux chapitre » pour les « handicapés complètement sans espoirs – les erreurs de la nature » [56]. Mais les psychiatres américains ne se sont pas avisé de passer à l’acte, car ils auraient pu être poursuivis devant les tribunaux par les familles des victimes. En Allemagne nazie, le document signé par Hitler protégeait les médecins participant à l’euthanasie d’éventuelles poursuites pénales et les mettaient au-dessus de la loi, au sens propre du terme. Plusieurs fois, la justice allemande fut saisie pour des poursuites mais, à chaque fois, la justice dut s’incliner face aux médecins responsables. Dans le système nazi, les médecins possèdent davantage de pouvoir que les juges. Le IIIe Reich n’est pas un État de droit mais une biocratie: les pleins pouvoirs aux médecins. Le cas du nazisme – unique dans l’histoire – offre donc l’opportunité de voir ce qui se passe concrètement dans une de ces utopies scientistes rêvée par tant de médecins et biologistes occidentaux depuis le XIXe siècle.

Il est surprenant que cet exemple, unique dans l’histoire, d’un tel pouvoir confié aux scientifiques n’ait pas suscité davantage de réflexion. Est-ce un accident qui ne présente aucun risque de se répéter? Que se serait-il passé si l’on avait confié, dans les années 1960, les mêmes pouvoirs à des généticiens comme le Prix Nobel français Jacques Monod (1965), convaincu que la biologie est la science « centrale », la « plus signifiante de toutes les sciences », qui éclaire la « nature humaine », lorsque le même Prix Nobel s’inquiète de la « dégradation génétique dans les sociétés modernes » et du fait qu‘« aujourd’hui, beaucoup de ces infirmes génétiques survivent assez longtemps pour se reproduire »? Ou au généticien et Prix Nobel (1962) américain Francis Crick qui déclare: « Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique (…). S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie » [57]? Ou aux neuro-psychiatres américains de grand renom, financés par le National Institute of Health et le ministère de la Justice, qui voulaient éradiquer systématiquement la criminalité aux États-Unis grâce à la psycho-chirurgie (lobotomie et implantation d’électrodes dans le cerveau) [58]?

La question de l’eugénisme

Comme le montrera le second volume, l’eugénisme tenait une place considérable dans le conglomérat idéologico-scientifique qui a orienté la politique nazie. Or, si le nazisme, son idéologie, sa préhistoire, le racisme européen et l’histoire de l’antisémitisme ont été amplement analysés depuis cinquante ans, de quoi dispose-t-on en France pour comprendre l’histoire de l’eugénisme allemand? Sait-on de quoi on parle en France quand on invoque le cas de l’eugénisme nazi? Si l’eugénisme allemand ou l’hygiène raciale nazie, « objet de phobie idéologique » (Taguieff), constituent le repoussoir universel en matière de bioéthique, il peut paraître utile de savoir de quoi il retourne véritablement pour clarifier les débats. Un rapide survol de la littérature française existante montrerait au contraire le paradoxe suivant: cette référence incontournable et obligée dans toutes les discussions repose sur une connaissance minimale et souvent erronée. Il faut dire que les historiens français, amalgamant très souvent eugénisme, euthanasie et racisme, ne contribuent guère à clarifier le débat.

Tel historien confond l’eugénisme (politique de gestion sélective de la reproduction humaine) avec l’euthanasie (suppression médicalisée des vies jugées « indignes d’être vécues »). En outre, il fait dériver l’eugénisme du racisme « aryen » des nazis, alors que la logique de la stérilisation eugénique n’avait aucun lien obligé avec le racisme aryen ou antisémite [59]. Dans le même style, l’auteur du « Que sais-je? » sur Les fondements de l’eugénisme (1995) fait du philosophe polyculturaliste Herder et du théoricien du racisme aryen Gobineau (stéréotypes sur l’eugénisme nazi oblige) les pères fondateurs de l’eugénisme. Selon l’auteur, la « hantise de la dégénérescence » de l’eugénisme trouverait son origine surtout dans le racisme et la peur xénophobe du métissage. Enfin l’eugénisme reposerait sur des conceptions de l’hérédité rendues caduques par « la découverte des lois de Mendel » en 1900 et les progrès de la génétique [60]. Comment expliquer que deux des trois généticiens redécouvreurs des fameuses « Lois de Mendel » – Correns et Tschermak, a priori peu concernés par l’aryanisme de Gobineau – publiaient des articles dans la revue eugéniste de Ploetz Archiv für Rassen- und Gesellschaftsbiologie ? Comment expliquer que Wilhelm Weinberg, un statisticien médical d’origine juive et l’auteur d’une des principales lois de la génétique des population, la « Loi Hardy-Weinberg », ait fondé la Société d’Hygiène Raciale de Stuttgart? Comment expliquer que les plus grands noms de la génétique des population anglo-saxonne des années 1930-1940, tels R. A. Fischer, H. J. Muller et J. B. S. Haldane, se soient attelés à défendre l’eugénisme tout en condamnant le racisme nazi?

Le boom historiographique des années 1980

Pendant que la réflexion française en restait à ces clichés, la recherche sur la médecine sous le nazisme et l’histoire de l’eugénisme allemand démarra sérieusement en Allemagne, aux États-Unis et en Grande Bretagne vers 1980. Dans une première longue période de 35 ans, qui va de 1945 à 1979, l’histoire de la médecine et de la psychiatrie allemande sous le nazisme avait fait l’objet de très peu d’études: pour les pays germanophones, anglo-saxons et francophones: une vingtaine de livres en 35 ans. L’histoire de l’eugénisme allemand était inexistante. Tout débuta par un mince ruisseau en RFA, vers 1968, ruisseau qui se transforma en déluge de publications à partir de 1980. Les vieux professeurs de la période nazie partaient à la retraite, et leurs élèves directs, encore soucieux de préserver la respectabilité de leurs maîtres, se virent déborder sur leur gauche par une troisième génération peu disposée à montrer tant d’égards. Le passé servait à régler un certain nombre de comptes politiques dans une corporation médicale cultivant l’amnésie comme une vertu. L’émergence de nouvelles sensibilités dans la jeunesse étudiante allemande catalysa l’intérêt pour ces questions. De 1980 à 1992, on assiste sur le plan quantitatif, à une explosion éditoriale: environ 130 livres et 90 thèses de doctorat en 13 ans en incluant l’histoire de l’eugénisme et de l’anthropologie raciale, soit un rythme d’un nouveau livre tous les mois, et une masse colossale d’articles.

Peu de sujets peuvent se vanter d’un tel regain d’intérêt et pourtant l’ampleur du phénomène en RFA (80% des livres) est passée presque inaperçue en France. Depuis 1980, cette recherche historique est essentiellement le fait des historiens allemands et anglo-saxons. Globalement, sur les 160 livres environ publiés dans le monde depuis 1945, 80% l’ont été en RFA, 6% en ex-RDA (soit 86% pour les deux Allemagne), et 9% aux USA-GB. La France ne représente que 4% de cette production et, avant la reprise du travail en 1995, le dernier livre publié par un Français datait de 1975. C’est-à-dire qu’il n’y a pas eu un livre français sur le sujet pendant 20 ans. À part quelques exceptions, c’est le vide le plus total, un désert historiographique de 40 ans qui s’étale de 1950 à 1989 (date à laquelle sont traduits deux ouvrages étrangers sur la question: Lifton et Müller-Hill). Grâce à des initiatives individuelles, les choses commencent à bouger doucement depuis le début des années 1990.

On observe également une modification qualitative du contenu de ces ouvrages: la vingtaine d’ouvrages publiés avant 1980 portent tous (à l’exception d’un seul livre en 35 ans) sur les cas « extrêmes » des médecins-SS des camps de concentration et sur l’euthanasie des malades mentaux. Globalement, on peut dire que cette première phase de dénonciation morale (1945-1980) se caractérise en France, comme à l’étranger, par un double mouvement, de mise en avant des « cas extrêmes » des « Médecins maudits » et ignorance du reste. La dénonciation exclusive des cas « extrêmes » ou « pathologiques » des médecins « fous » sert d’exutoire et permet d’absoudre ou de ne pas se pencher sur le reste de la communauté bio-médicale allemande. En général, les « histoire de la médecine » ou « histoire de la psychiatrie » pour étudiants, en France comme en Allemagne ou aux États-Unis, ignoraient purement et simplement la question. On s’est généralement débarassé du problème éthique posé à la science par ces expériences en décrétant que les expériences médicales dans les camps nazis ne relevaient pas de la « science » mais de la « pseudo-science ». Par conséquent, si seule la pseudo-science était coupable et si la science véritable n’était pas impliquée dans ces horreurs, la science conservait sa virginité éthique. En ce qui concerne l’euthanasie, on estimait que la psychiatrie et les psychiatres n’y étaient pour rien. Quant au reste (stérilisation, etc.), on en parlait pas.

Depuis 1980, la place occupée par l’étude des sciences biomédicales « normales » mais intimement imbriquées dans le système nazi devient de plus en plus centrale. Dans le cas de l’Allemagne, l’accumulation des dossiers déterrés par les étudiants des années 1970-1980 sur les anciens professeurs atteignait un tel niveau qu’il n’était même pas besoin d’une révolution épistémologique en histoire de la médecine pour comprendre que l’on avait pas affaire à quelques médecins sadiques et isolés. Déjà dans un livre précurseur de 1949, réalisé à partir des pièces du procès de médecins de Nuremberg, les auteurs allemands avaient mis le doigt sur un point essentiel: sans la « complaisance » de la « large couche intermédiaire » des médecins ordinaires, la « coordination entre la planification criminelle et les exécutants criminels n’auraient jamais pu jouer de façon aussi parfaite » [61]. À l’époque, on n’avait pas davantage fouillé la question: leur rapport avait été enterré par l’Ordre des médecins de RFA et ils avaient été boycottés par la profession médicale. Mais depuis la révolution historiographique de 1980, la perspective s’est inversée. Les nouveaux historiens allemands considèrent en effet que la seule étude des cas « extrêmes (médecins des camps de concentration, médecins participant à l’opération euthanasie, etc.) passe à côté de la normalité de l’extrême (…) et que cette tendance peut tomber dans la légitimation de cette normalité, dans la mesure où elle ne définit que quelques boucs émissaires médicaux » [62]. En 1980, un historien de la médecine allemand pionnier mit en garde contre les vieux clichés: « Ce qui caractérisait la médecine nazie ne se résume pas à la médecine des camps de concentration. Je dois encore le répéter et on ne le dira jamais assez: luttez contre cette vision partout où vous le pourrez. Parce que quand on prétend que la médecine nazie se réduit à la médecine des camps, on va beaucoup trop vite en besogne. Alors, on dit: seuls des médecins anormaux ont fait cela. Ensuite, on personalise et l’on décharge de sa responsabilité le corps médical dans son ensemble … » [63].

On peut donc se poser la question, au-delà du cas particulier de l’Allemagne, premièrement, des raisons de ces trois décades et demi de silence, puis de ce soudain raz-de-marée et, deuxièmement, des raisons de cette transformation des approches historiques.

La fin du scientisme?

La position qui prévalut pendant plus de 30 ans après l’explosion de la bombe atomique sur Hiroschima était que la science et les scientifiques étaient nécessairement innocents des applications techniques éventuellement meurtrières de leurs recherches et théories. En matière de biologie, cette théorie de l’innocence de la science n’était pas défendue que par les scientifiques allemands cherchant à se disculper des crimes de la période nazie. Elle était partagée également par les scientistes progressistes de tous bords. La fin de la confiance absolue dans les bienfaits de la science et la volonté corrélative de canaliser son évolution débuta dans les années 1970 avec la percée fulgurantes des sciences biomédicales. Très vite, la naissance du génie génétique, la procréation médicalement assistée, la sélection des embryons et les avancées de la génétique humaine posèrent des questions éthiques et politiques évidentes. La possibilité de modifier le patrimoine génétique ou de sélectionner les êtres humains avant leur naissance fit renaître le fantôme de l’eugénisme que l’on croyait disparu. Les instances politiques de divers pays décidèrent que la responsabilité de cette évolution ne pouvait être laissée au seul arbitraire des médecins et scientifiques, édicta des réglementations et mit en place des comités éthiques et organismes de surveillance.

Pour ceux qui, comme Jacques Testard (le « père » du premier bébé-éprouvette français), s’opposent à certaines de ces tendances, le spectre de l’eugénisme ressurgit non plus dans des groupuscules d’idéologues « pseudo-scientifiques », mais au coeur de la science médicale et génétique la plus moderne. Ce n’est plus la « pseudo-science » qui fait peur mais la science tout court. Des années 1970 aux années 1980, le public est passé de l’optimisme béat vis-à-vis de la science à l’alarmisme, voire au catastrophisme. C’est dans ce contexte, dénoncé par le généticien français Daniel Cohen comme le « marché de la peur », que l’eugénisme, sortit à tout bout de champ du placard nazi, sert à diaboliser l’ensemble des bio-technologies. Pour le philosophe Jean-Paul Thomas: « Le spectre de l’eugénisme surgit lorsque la peur s’installe. L’usage inflationniste de la notion traduit un désarroi conceptuel. Loin de porter à l’analyse et à la discussion, il tient ordinairement lieu d’argument à ceux qui sont hostiles à une technique sans parvenir à formuler les raisons de leur répugnance » [64]. La logique de l’eugénisme, nous annoncent – à tort ou à raison – les esprits les plus inquiets, débouche forcément sur l’euthanasie des contrefaits (« on tuera tous les affreux ») et la « Solution finale ». Toujours est-il que les débat actuels redonnent une nouvelle vie à la problématique de l’eugénisme, y compris sur le plan historique. Il n’est plus guère d’ouvrage d’éthique médicale ou de réflexion sur les bio-technologies qui ne débute sans évoquer l’eugénisme allemand et les crimes médicaux nazis. L’eugénisme, de concept ignoré par la majorité de la population, réoccupe le devant de la scène.

La nouvelle histoire et sociologie des sciences

Un autre facteur international relève des transformations subies par l’histoire et la sociologie des sciences depuis le début des années 1970. Si nous sommes entrés dans « l’ère du soupçon » à l’égard de la science (J.-J. Salomon) et si la réactualisation de l’eugénisme par les avancées des sciences bio-médicales des années 1980-1990 expliquent une partie de l’intérêt pour le sujet après 1980 ils n’expliquent pas le manque d’intérêt des autres pays que l’Allemagne pour la question avant 1980. En effet, si l’on consulte les principales revues occidentales d’histoire de la médecine de la période 1945-1985, en France, Grande Bretagne, Italie, Espagne, Hollande, Suisse, Suède et Etats-Unis, le sujet apparaît singulièrement absent. Le sujet n’est jamais traité en 40 ans. Qu’est-ce qui fait que les historiens et sociologues de la médecine et des sciences en général ont ignoré le sujet pendant 40 ans puis se sont soudainement intéressés à la médecine allemande sous le nazisme et à l’eugénisme?

Plutôt qu’une volonté délibérée et consciente d’éviter le sujet de la part de la communauté scientifique internationale, comme l’imaginent certains, on peut donc interpréter ce silence puis le brusque intérêt dont bénéficie, hors de l’Allemagne, le sujet depuis les années 1980, comme le symptôme d’une transformation dans les conceptions de l’histoire des sciences. L’histoire de la science, jusque-là était essentiellement abordé sous l’angle d’un progrès continu, linéaire et cumulatif. C’était une « success story ». On s’intéressait exclusivement aux théories et aux scientifiques toujours pertinents pour le corpus scientifique actuel. Par conséquent, on ignorait ou laissait de côté 90% des scientifiques et des théories qui firent la science concrète, existante, mais maintenant oubliée, des époques passées. L’éclat de quelques « génies » reléguait dans l’obscurité tous les autres. Tous ceux dont les théories n’avaient pas été retenues tombaient dans les oubliettes de l’histoire de la science. Même les savants retenus pour le panthéon de « la Science » bénéficiaient d’un toilettage avant d’être posé sur leur piédestal. Si on parlait d’un grand savant, on ne parlait que de la théorie honorable, on omettait pudiquement le reste. Quand on traitait de Louis Pasteur, on évoquait le bienfaiteur de l’humanité, on passait sous silence ses requêtes à l’Empereur du Brésil pour mener des expériences sur le choléra avec des cobayes humains. Quand on abordait le rôle de Kraepelin dans l’histoire de la psychiatrie, on se bornait à sa nosologie et à la dementia praecox, on taisait évidemment sa théorie médicale de la « dégénérescence », ses positions eugénistes ou ses commentaires sur les Juifs. L’épistémologie « présentiste » renforçait cette tendance: une théorie véritablement « scientifique » s’avérait une théorie encore valide scientifiquement au moment où écrivait l’historien [65]. Elle ne présentait aucun rapport avec l’idéologie. Par définition, ces deux sphères s’excluaient mutuellement: une science n’était pas idéologique et une idéologie, pas scientifique. Au pire, leur rapport antinomique et posé comme conflictuel pouvait laisser croire à une fausse proximité lorsque l’idéologie du savant lui-même cherchait à se parer des habits de la science. Mais, même si cela en avait la couleur et l’odeur, le soda canadien n’en devenait point davantage du whisky, il ne fallait pas confondre la « croyance qui louche du côté d’une science déjà instituée, dont elle reconnaît le prestige et dont elle cherche à imiter le style » et la science elle-même [66].

Deux nouvelles approches firent voler en éclats cette image trop parfaite de la science. D’une part, un mouvement d’analyse historique de la « science normale » fut initié par Kuhn en 1962, avec sa théorie des « paradigmes scientifiques » dont l’influence fut considérable à partir des années 1970 [67]. Finalement, la définition de ce qui était scientifique, d’absolue, devenait relative et sociale: pour l’historien, était « scientifique » ce que les scientifiques d’une époque donnée considéraient eux-mêmes comme « scientifique ». Si le nom du crâniologue et neurochirugien Paul Broca trône aujourd’hui sur la tour Eiffel, entre Becquerel et Gay-Lussac, parmi les savants qui font la grandeur de la France et de la République, c’est peut-être bien que ses contemporains considéraient que ses travaux sur les « races inférieures » étaient de la « science normale » et non de la « pseudo-science ». La deuxième révolution des années 1970 vint de la sociologie des sciences, cette fois-ci plutôt anglaise qu’américaine [68]. Les sociologues des sciences – en particulier anglais avec les social studies of science – allaient encore plus loin dans la critique de la rationalité des sciences. Paul Weindling est issu de cette école britannique. Sous cette double influence, l’histoire des sciences des années 1980 n’avait plus grand-chose à voir avec l’ancienne histoire des sciences. Ces deux nouvelles approches conduisaient toutes deux à une volonté d’étude plus approfondie de la réalité scientifique d’une époque donnée, de ses discours et de son fonctionnement institutionnel. Les nouvelles perspectives permettaient d’aborder avec d’autres outils et sous un autre angle l’histoire politique et sociale des sciences bio-médicales et de l’eugénisme en Allemagne. Quels sont les principaux résultats que l’on peut tirer de tous ces travaux sur l’histoire de l’eugénisme?

L’eugénisme, une Utopie née sous le signe de la Raison?

Tout semblerait indiquer que l’eugénisme moderne soit né sous le signe de la Raison, à l’aube de la modernité européenne, au XVIe siècle. L’idée eugéniste se manifesta d’abord sous la forme d’utopies. Dans son roman Utopia (1515), l’anglais Thomas More envisageait une sorte d’examen prénuptial mutuel, où les fiancés se dénuderaient totalement pour exposer au regard de l’autre leur constitution physique et leur beauté. Dans la Cité du soleil, autre cité idéale, le philosophe italien Tommaso Campanella, au XVIIe siècle, va encore un peu plus loin que More. L’inspection préalable des futurs époux n’est plus laissée à l’aléatoire d’une observation mutuelle où la passion amoureuse risquerait d’obscurcir le jugement des prétendants, mais se voit confiée à une sorte de magistrat. La tierce personne, fort de sa froide sagesse et de l’expérience conférée par sa fonction, est plus à même de décider du mariage que les fiancés eux-mêmes. Pour se faire un jugement, il observe les exercices de gymnastiques des jeunes gens et des jeunes filles dénudés. Une fois le choix des fiancés accompli en fonction de la qualité de la descendance susceptible d’être générée par les deux futurs époux, deux autres « experts » – le médecin et l’astrologue – déterminent le meilleur moment de l’accouplement. Campanella est sans doute le premier à lancer le topos le plus récurrent de la pensée eugéniste: l’homme porte la plus grande attention à la sélection et à l’élevage des animaux, mais se montre totalement insouciant à l’égard de sa propre reproduction [69].

Après les philosophes, vint le temps des médecins et de leurs bons conseils appliqués à la procréation, tel, en France, le médecin Quillet dans son ouvrage Callipedia (1655) ou « science des beaux enfants » [70]. Le XVIIIe siècle renouera avec la dimension politique d’une reproduction rationalisée des premiers utopistes. En 1756, un autre médecin français, Vandermonde, le fondateur du Journal de médecine, fait paraître son Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine. L’ouvrage s’ouvre sur un catalogue de « toutes les qualités requises dans les deux sexes pour avoir des enfants aussi parfaits qu’on peut le désirer ». Vandermonde multiplie les conseils pour le choix des conjoints, sur les conditions les plus propices à une descendance de qualité et propose de prendre modèle sur les éleveurs:

« Puisque l’on est parvenu à perfectionner la race des chevaux, des chiens, des poules, des pigeons, des serins, pourquoi ne ferait-on aucune tentative sur l’espèce humaine? »

Il ne s’agit pas seulement de conseils aux futurs parents, mais de « perfectionner l’espèce humaine ». Le médecin ne s’adresse plus aux seules personnes directement concernées, mais au législateur. Seul le législateur, en effet, dans la perspective des Lumières, est susceptible de superviser, voire d’infléchir les pratiques conjugales. Seul capable de s’élever jusqu’aux principes généraux de l’intérêt collectif – et au XVIIIe siècle, l’intêret collectif rejoint le Progrès de l’espèce humaine – le législateur peut interférer avec la vie intime des citoyens [71].

La Révolution française marque en effet l’apparition de théories médicales prônant l’intrusion du politique dans le mode de reproduction des citoyens. Cette intrusion n’invoque plus les principes moraux et religieux d’une Eglise statuant sur les moeurs convenables ou honteuses, mais se justifie au nom d’un savoir savant et de la notion d’intérêt général, voire, comme chez le philosophe et scientifique Condorcet qui veut ré-organiser le système social selon la science, de « multiplier les êtres biens conformés » pour permettre le « perfectionnement de l’espèce humaine » et son bonheur [72]. Sous le Consulat, Robert le Jeune dénonce la légèreté avec laquelle on a traité jusque-là un problème aussi sérieux: « on a négligé d’observer ce qui se passe dans la nature, et de voir les mécanismes de la génération; et il en est résulté que les grands hommes n’ont été jusqu’à ce jour (…) que l’ouvrage d’un concours aveugle d’heureuses circonstances ». Côté éducation, Robert propose la création de deux grands collèges à l’athénienne pour les enfants surdoués. Ces athénées font surtout office de haras humains républicains où se préparent les mariages « mégalanthropogénésiques ». Les fiancés seront encouragés à procréer au moyen de dots gouvernementale et de pensions. Côté « scientifique », les nouvelles « sciences » de la physiognomie et de la phrénologie s’ajoutent à la médecine pour remplacer au tournant du XIXe siècle l’astrologie du XVIIe siècle comme savoir savant dans l’évaluation des procréateurs [73].

On voit donc poindre chez des médecins et philosophes français, dès la fin de la Révolution, deux éléments clés de la pensée eugéniste ou pré-eugéniste: l’idée d’une évaluation « scientifique » des prétendants à la procréation permettant une distinction entre procréateurs désirables et indésirables; et la notion d’une reproduction rationalisée soumise non plus à la liberté de chacun mais à l’impératif de l’intérêt général. Dans tous les cas de figure, le législateur doit s’inspirer de la science. Dans son traité au titre significatif des Lois éclairées par les sciences physiques (1799), Fodéré, père de la médecine légale, ajoute, aux motifs privés au mariage, que la République exige d’ »avoir des enfants sains ». Mahon, autre médecin légiste, introduit, lui, la notion de « décadence » résultant de l’anarchie reproductive et justifiant l’éventuelle interdiction de mariage aux individus « mal constitués et malsains »:

« S’il est extrêmement à craindre, s’il est même certain que la décadence et la diminution de l’espèce humaine augmentent de plus en plus, par la facilité avec laquelle on tolère les associations des individus mal constitués et malsains avec des personnes saines et robustes, ne serait-il pas de l’intérêt commun de ne permettre le mariage qu’à ceux dont l’organisation n’offrirait à l’examen aucune de ces infirmités que l’expérience a démontré être contagieuses ou héréditaires? » [74].

Le célèbre médecin Cabanis, connu aussi comme philosophe matérialiste et auteur des Rapports du physique et du moral de l’homme (1803), y alla lui aussi de son couplet eugéniste-républicain fondé sur un matérialisme physiologique et un volontarisme techniciste:

« Après nous êtes occupés si curieusement des moyens de rendre plus belles et meilleures les races des animaux ou des plantes utiles et agréables, (…), combien n’est-il pas honteux de négliger totalement la race de l’homme! Comme s’il elle nous touchait de moins près! (…). Il est temps d’oser faire sur nous-mêmes ce que nous avons fait si heureusement sur plusieurs de nos compagnons d’existence, d’oser revoir et corriger l’oeuvre de la Nature » [75].

On retrouve aussi ce genre d’idées en Allemagne, en particulier chez le médecin hygiéniste J. P. Frank, directeur de clinique, responsable sanitaire au service de plusieurs couronnes et auteur en 1784 d’un livre au titre prémonitoire: Système d’une police médicale intégrale. Comme ses collègues français, il conseille de prendre modèle sur l’élevage des animaux pour cultiver certaines dispositions et d’interdire le mariage aux êtres mal conformés, aliénés et faibles d’esprit [76].

L’eugénisme, même dans sa version pessimiste de la deuxième moitié du XIXe siècle, s’inscrit donc dans un mouvement beaucoup plus large des idéologies de Progrès et d’Utopie. L’eugénisme se tourne vers l’avenir et un avenir construit par les hommes. Certes, comme la plupart des idéologies de Progrès, il souligne l’imperfection du présent, mais il place ses espoirs dans un futur qui saura résoudre ces défaillances. De même l’Utopie – « plan de gouvernement imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun » – cherche à bâtir la Cité idéale. La Cité idéale de la modernité implique une rationalisation intégrale de toutes les activités humaines. Tout est plannifié à l’avance dans les moindres détails. L’Utopie scientiste élimine l’accident et l’imprévu de la vie des hommes pour mener enfin à la stabilité propre à la perfection. Elle bannira tous les maux qui ont affligé jusque-là l’humanité. Cependant, pour cela, elle ne fait plus appel à Dieu mais à la Raison. Elle fait de l’homme son propre démiurge: « vous serez comme des Dieux ». Elle affirme ainsi l’autonomie absolue de l’homme et réhabilite Prométhée, symbole du pouvoir de l’homme à forger sa propre destinée. La perfection de l’Utopie, même lorsqu’elle se réfère à un âge d’or passé, est une perfection construite par la Raison, une perfection artificielle, inspirée par le même « esprit technicien » qui anime l’idéologie du Progrès. L’Utopie se profile à l’horizon de l’idée de Progrès, puisque le Progrès lui-même, de perfectionnement en perfectionnement, doit logiquement finir par déboucher sur un nouvel âge d’or où l’histoire s’arrêtera [77].

L’eugénisme: entre science et politique

Nous avons longtemps vécu sur le mythe d’une séparation absolue entre la science et la politique. Quand on évoque la figure du scientifique, on imagine le savant isolé dans son laboratoire, libre d’entreprendre les recherches qui lui conviennent, et étranger à tous les problèmes de la société qui l’entoure. L’idéal de la science serait la quête gratuite du savoir. Cette image d’Épinal ne correspond plus beaucoup à la situation de la science moderne, dont l’ambition est précisément de faire de la connaissance un moyen d’action. Certes, la science a besoin d’une certaine autonomie et une intrusion trop forte du politique s’avère toujours périlleuse. Mais les fins de la recherche restent, comme le souligne le spécialiste des rapports entre « science et politique » Jean-Jacques Salomon, en « aucune façon étrangères au système social qui subventionne ses progrès ». Pour les États modernes, la science est devenue un enjeu de puissance et un enjeu économique. La science est devenue un instrument du politique et elle se construit à l’intersection des revendications des uns et des autres. La recherche, tout en préservant la rationalité de ses méthodes, s’oriente en fonction des valeurs et des fins de la société dans laquelle elle opère [78].

Peter Weingart (co-auteur du deuxième volume du présent livre), connu depuis les années 1970, en Allemagne aussi bien qu’à l’étranger, en tant que sociologue des sciences, auteur, notamment de Production de savoir et structure sociale (1976), a appliqué ces outils d’analyse au cas de l’eugénisme. En 1983, Weingart publie un article intitulé « Scientisation de la société et politisation de la science » où il aborde déjà la question de l’eugénisme et qui laisse entrevoir un schéma interprétatif qu’il appliquera dans son livre avec Kroll et Bayertz sur l’eugénisme de 1988. Dans cette étude, Weingart montre que la « scientisation » des sociétés modernes, qui se manifeste par exemple par l’intervention croissante de l’expertise scientifique dans les décisions administratives, judiciaires et politiques et le fait que les normes juridiques et éthiques se fondent sur des critères biologiques et médicaux, va de pair avec une politisation de la science, au double sens du terme: les recherches sont orientées en fonction de finalités politiques, la science devient un instrument du politique et donc un enjeu de société. Au-delà de l’appel à la compétence des experts, la société demande aux scientifiques d’intervenir dans les décisions politiques et les scientifiques, généralement heureux de devenir les nouveaux guides des consciences, refusent rarement de monter sur l’estrade. En période conflictuelle, la maîtrise du discours scientifique devient donc un enjeu de société, où la politisation de la science, autrement inodore, devient manifeste.

Au Congrès International d’Histoire des Sciences de Berkeley en 1985, Weingart appréhende l’eugénisme comme une technologie du social, dans son intervention « De la technologie sociale à la correction technologique: le contrôle du comportement reproductif ». En 1987, dans un autre article, Weingart renverse totalement la perspective de « l’irrationalisme » (romantique ou völkisch) sous-jacente à la plupart des interprétations historiques sur le racisme allemand – où l’hygiène raciale se trouve généralement confondue. Loin de d’imputer l’eugénisme allemand à une résurgence de l’irrationnel, il y voit avant tout – à l’instar de Sheila Weiss qui caractérisait le projet eugéniste de Schallmayer de « rationalité technocratique » – une volonté de rationalisation de la sexualité, dont la dimension reproductive est étatisée et confiée à des experts en quête de professionnalisation [79]. À la lumière de ce cadre général, on voit mieux comment l’eugénisme incarne de façon assez exemplaire à la fois les ambitions politiques de la science et les demandes formulées par le politique envers les scientifiques pour leur fournir un outil technologique biomédical de gestion de la société.

Pour Peter Weingart, l’eugénisme relève donc du phénomène général de « rationalisation » ou de « scientisation » des sociétés occidentales modernes. Mais, que signifie chez Weingart l’assimilation de l’eugénisme au processus de rationalisation et de « scientisation » des sociétés occidentales?

« La rationalisation comme scientisation désigne le processus de différenciation de domaines d’actions / de comportements et de leur catégorisation dans le cadre de champs scientifiques. Ces comportements deviennent l’objet d’une production de connaissances systématiques qui dorénavant orientent le comportement. Le processus est lourd de conséquences, car la puissance de définition, aussi bien pour l’identification des problèmes de comportements que pour leur solution, est transféré à la science institutionnalisée. Le discours de l’époque se « clôt » d’une manière tout à fait particulière. Certes, la science ouvre toujours de nouvelles possibilités d’action, mais elle en ferme d’autres. Celles que la science ouvre elle-même sont considérées comme rationnelles tandis qu’un appel à l’éthique pour s’y opposer devient extrêmement difficile. Dans la plupart des cas, le fait que les nouvelles connaissances scientifiques véhiculent et cristallisent des valeurs passe inaperçu. De ce point de vue, la rationalisation comme scientisation ne signifie par conséquent pas une évolution vers une « plus haute » ou vers « plus » de rationalité, mais tout simplement la disciplinarisation de possibilités d’action et la systématisation de l’action. Avec sa métaphore de la ‘coquille dure comme l’acier’, Max Weber a souligné de manière critique cette ambivalence de la rationalisation » [80].

Le modèle peut s’appliquer à la période nazie. Dans un livre de 1980, l’historien des sciences Herbert Mehrtens montrait que, dans le cadre idéologique du nazisme, deux visions scientifiques antagonistes se côtoyaient. Celle correspondant le mieux aux clichés sur la « pseudo-science » nazie était la « science völkisch » ou « aryenne » ultra-politisée. La plus visible des deux jusque là, sa visibilité ne traduisait pas forcément une position dominante. L’autre vision, plus acceptable selon les critères scientifiques habituels, mais pas moins nazie, privilégiait l’efficacité technique de la recherche scientifique. Cette science-là s’était mise totalement au service du nazisme et avait mis à sa dispositions des outils scientifiques et techniques d’une grande efficacité. Elle ne pouvait protester rétrospectivement de son irresponsabilité vis-à-vis de ses applications politiques. Mehrtens soulignait également la dimension « technocratique » et « technique » du IIIe Reich et les affinités entre technocratie, expertise et recherche scientifique [81].

Eugénisme, expansionisme médical et « biocratie »

L’eugénisme veut substituer un comportement « rationnel », dicté par un corps d’experts professionnels, au bon vouloir de l’individu ou aux préceptes moraux de la religion. Professionnellement, l’eugénisme, cette « bio-politique de la population », signifie l’irruption du pouvoir médical dans la sphère de l’intimité sexuelle et familiale. Il s’agit d’une « technologie de pouvoir dirigée vers la vie » renvoyant à la « société de normalisation ». Foucault voyait dans la modernité et sa rationalité l’origine d’un savoir de normalisation sociale et de pratiques de pouvoir et de contrôle. La « société disciplinaire moderne », assise sur le contrôle ou l’exclusion de toutes les déviances, est née sous le signe de la Raison. L’eugénisme ne fait que franchir un pas de plus dans ce processus de contrôle médicalisé de la société.

Cette pénétration du « bio-pouvoir », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, dans un domaine jusque-là réservé aux instances religieuses peut prendre des allures plus ou moins autoritaires. L’expression du pouvoir peut être étatique, ouverte, centralisée, contraignante et violente; elle peut aussi se manifester sous la forme, décentralisée et « facultative », de la pression sociale d’une opinion publique relativement consensuelle. Néanmoins, on retrouve chez la plupart des eugénistes une tendance, à la fois utopiste, scientiste et technocratique, à vouloir confier le destin de la cité à une élite scientifique, surtout composée de médecins et de biologistes. Cette tendance scientifico-plannificatrice se manifeste également dans chaque expérience historique d’une législation eugéniste. On peut donc dire que l’eugénisme débouche naturellement vers une forme plus ou moins modérée ou accentuée de « biocratie », c’est-à-dire un régime politique où une caste de médecins et de biologistes détiennent une fraction non négligeable du pouvoir.

Pour souligner à quel point la tendance à la « biocratie » et au « bio-pouvoir » chez les médecins eugénistes ne se limite pas à l’Allemagne mais se retrouve dans tous les pays occidentaux, nous allons prendre le cas de la France. Ce choix se justifie d’autant plus qu’il semblerait que l’expression de « biocratie », définie comme le « gouvernement des peuples par les sciences de la vie », avant d’être réintroduite par Lifton pour le nazisme, ait été forgée dans les années 1920 par un psychiatre eugéniste français, très connu en tant que psychiatre réformateur: Édouard Toulouse (1865-1947). Toulouse a mené une vie particulièrement active: il a fondé et dirigé la Revue de psychiatrie ; il crée en 1899 le laboratoire de psychologie expérimentale de l’École des Hautes Études; en 1921, il lance la Ligue d’Hygiène Mentale sur le modèle américain de son ami C. Beers; en 1932, il fonde la Société scientifique de sexologie et la Société de biotypologie. Son nom reste surtout attaché à la création en 1922 du « Service libre de prophylaxie mentale » qui ouvre l’asile psychiatrique dans les deux sens. Pour terminer le portrait de ce réformateur infatiguable, Toulouse, politiquement, se déclare de gauche: il croit au progrès, à la rationalité, et au perfectionnement de l’homme par la science. Son eugénisme est strictement médical et, en 1933, il condamne le « jargon raciste » d’Hitler.

Néanmoins, la « société organisée rationnellement » dont il rêve, n’a rien de très démocratique. Se défiant des idéologies politiques, Toulouse veut organiser rationnellement la société, sur des bases stables, grâce à la science et, en particulier, les sciences biomédicales. La science centrale est évidemment la biologie humaine et, plus spécifiquement la neuro-psychiatrie. La biocratie consiste en « l’application des sciences biologiques à la vie sociale ». Chaque individu, dans la biocratie, verra sa place définie « scientifiquement » par les biologistes, médecins et autres experts. Les « pathologies sociales », la criminalité et la prostitution, assimilés à des maladies biologiques seront ainsi corrigées par des moyens biologiques. La biocratie, non seulement organisera une société rationnelle et placera chaque individu dans sa fonction adéquate, mais décidera aussi des individus qu’il convient ou non de laisser se reproduire. Il opèrera la « sélection » la plus favorable à la société, avant « plus tard, par la génétique, [de] favoriser la naissance de tels sujets » [82]. On peut imaginer que les choses aillent encore un peu plus loin, car Toulouse paraît favorable à l’euthanasie étatique: « Pourquoi tant dépenser pour cultiver en serre chaude et prolonger indéfiniment l’existence d’un si grand nombre d’idiots et de déments? » [83]. Il évident qu’une telle société eugénique idéale ne peut fonctionner en laissant le pouvoir aux partis politiques ou aux masses. Le pouvoir ne peut être confié qu’aux scientifiques et médecins.

Toulouse ne précisera pas beaucoup plus le fonctionnement politique précis de sa biocratie, mais toute une série d’autres eugénistes français se sont montrés beaucoup plus explicites. Cazalis voulait donner à l’Académie de médecine les pouvoirs extraordinaires d’un « comité de salut public ». Le Prix Nobel de médecine et membre fondateur de la Société Française d’Eugénique Charles Richet, dans La sélection humaine (1912), prévoit, à défaut d’un « sage tyran », un « sénat héréditaire » composé des individus les plus intelligents pour gouverner la masse [84]. Dans L’homme, cet inconnu (1935), le Prix Nobel de médecine Alexis Carrel évoque une institution, composée d’un « très petit nombre d’hommes », qui servirait de « cerveau immortel » à l’humanité. Ces savants conseilleraient « les chefs démocratiques aussi bien que les dicateurs » sur la façon de mener leur politique. Ils « auraient la garde du corps et de l’âme d’une grande race » et agiraient sur les « habitudes du troupeau ». Cette minorité ascétique « acquerrait rapidement un pouvoir irrésistible sur la majorité jouisseuse et aveulie. Elle serait capable, par la persuasion ou peut-être par la force, de lui imposer d’autres formes de vie ». L’eugénisme permettra ainsi l’établissement « d’une aristocratie biologique héréditaire » et empêchera « la propagation des fous et des faibles d’esprit ». Quand aux criminels irrécupérables, « un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique » [85]. Toutes ces décisions restent évidemment entre les mains des experts scientifiques et médicaux.

L’eugénisme est-il moderne?

L’eugénisme est-il une idéologie scientifique « moderne » ou une idéologie « irrationnelle » et « anti-moderne »? Pour répondre, il faudrait pouvoir définir précisément le contenu de la modernité ou de l’anti-modernité. Si la modernité se manifeste idéologiquement par l’adhésion à la société démocratique, libérale, industrielle et capitaliste, il faudrait ranger la quasi-totalité des diverses formes de socialismes, communismes et anarchismes des XIXe et XXe siècle, c’est-à-dire des « anti-capitalismes », dans la catégorie des pensées anti-modernes. De ce point de vue, l’eugénisme comporte des composantes anti-modernes, ne serait-ce que dans sa dénonciation des effets pervers de la modernité. Ces tendances anti-modernes, avec la critique des conséquences néfaste de l’urbanisation, de l’ouverture des frontières, de la médecine libérale ou de l’hédonisme individualiste, peuvent être plus ou moins accentuées. Certains eugénistes, par leur « pessimisme culturel » conservateur et leur apologie d’un mode de vie rural, appartiennent clairement à la famille de pensée antimoderniste conventionnelle.

Mais d’autres eugénistes, en particulier parmi les eugénistes de gauche, comme les sexologues Magnus Hirschfeld ou Max Marcuse, incarnaient tout ce que les conservateurs antimodernes abhorraient dans la « modernité ». Hirschfeld était juif, socialiste, homosexuel, partisan de l’émancipation sexuelle, de la liberté d’avortement et militant actif de la dépénalisation de l’homosexualité dès 1897. Il était honni par la presse völkisch et nazie sous la République de Weimar. À la fin d’une conférence en 1920, il fut battu et laissé pour mort. Il s’exila et son institut de sexologie fut totalement détruit par les nazis en 1933. Pourtant Hirschfeld croyait sincèrement à l’eugénisme. En 1913, il avait fondé avec le médecin Iwan Bloch la première société de sexologie qui s’appela « Société médicale de Sexologie et d’Eugénisme » dont la Zeitschrift für Sexualwissenschaften devint l’organe officiel en 1914 [86]. Haeckel salua la création de cette science qui se voulait une « science biologique ». Car le progressisme de Hirschfeld était fondamentalement scientiste: « Je crois à la science, et je suis convaincu que les sciences, les sciences naturelles en particulier, apporteront aux hommes non seulement la vérité, mais aussi, avec elle, la justice, la liberté et la paix ». Dans son dernier texte, publié post mortem en 1937, il restait convaincu que les scientifiques bâtiraient le « paradis » final de l’humanité [87]. Le scientisme moniste participait de l’esprit progressiste de l’époque et la référence à la biologie augmentait la respectabilité scientifique de la jeune discipline sexologique: lorsque Hirschfeld ouvrit le premier Institut de Sexologie au monde à Berlin, il baptisa la salle de conférence « salle Ernst Haeckel » et il encadra l’estrade d’un buste de Darwin et d’un autre de Haeckel. L’eugénisme entrait aussi bien théoriquement que du point de vue du conseil médical pratique dans les perspectives de la sexologie. Dans son traité de 1928, Hirschfeld dédie un chapitre à « L’élévation de l’espèce humaine », où il prend partie pour l’eugénisme au sens de « l’hygiène de l’hérédité » contre l’hygiène raciale d’orientation nordico-raciste à la Fritz Lenz: « Nous devons vouloir qu’autant d’hommes possibles possèdent autant de bons gènes que possible. Seulement ainsi, l’élévation de l’humanité est-elle possible. Plus la pensée eugéniste se répand, plus elle l’emporte sur toute la terre, mieux cela sera » [88]. Bloch aussi consacre tout un chapitre de son best-seller La vie sexuelle de notre temps (1907) à une défense de l’eugénisme et aux risques de la « dégénérescence » [89]. Et si l’on range ces deux sexologues eugénistes et socialistes ou socialisants dans le camp des « anti-modernes », on ne voit pas très bien qui mériterait encore de figurer dans le camp des « modernes ».

Certes, à droite comme à gauche, l’eugénisme est, à un premier niveau et en particulier dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’expression des « désillusions du Progrès ». Cependant il entend corriger les défaillances causées par un peu de Progrès, non en retournant à l’état traditionnel antérieur, mais par encore plus de progrès scientifique, de rationalisation, de planification et d’intervention de la « science appliquée » sur la société. Comme le disait l’eugéniste socialiste Grotjahn: « Il faut encore plus rationaliser! Il faut qu’une rationalisation complète se substitue à la demi-rationalisation! ». Ainsi, même lorsqu’il véhicule des valeurs de droite en ce qui concerne l’ordre social ou la position des femmes, l’eugénisme constitue une idéologie « moderne ».

Le « darwinisme social »

Sans aborder l’épineuse question des rapports entre darwinisme et « darwinisme social » et de la légitimité d’une telle dénomination, on a souvent eu tendance à établir une équation simpliste entre « darwinisme social » et conservatisme bourgeois, racisme ou eugénisme. En particulier depuis le livre de Gasman sur le biologiste darwinien Ernst Haeckel et la Ligue moniste que Gasman avait intitulé « Les origines scientifiques du national-socialisme », la chose semblait entendue. Paul Weindling montre que l’affaire, encore une fois, est plus compliquée qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il démontre que le concept fourre-tout de « darwinisme social » ne convient absolument pas pour regrouper l’ensemble des métaphores biologiques de la société. Même le « darwinisme social », au sens étroit du terme (le « sélectionnisme »), n’était pas un mouvement idéologique monolithique. D’une époque à l’autre, il servait de modèle biologique de société à des courants politiques très divers [90]. Les conceptions « darwiniennes » de Spencer débouchaient sur un tout autre idéal de société que celles du néo-darwinien Weismann. Loin de former un courant idéologique homogène, le « darwinisme social » varie selon les époques et les camps politiques qui l’adoptent [91]. Comme le souligne Weindling, le darwinisme optimiste des années 1860 évolue dans les années 1880 vers un modèle pessimiste du développement social. La confiance libérale dans le Progrès a laissé la place à un désenchantement amer face aux méfaits de l’industrialisation et de l’urbanisation. C’est à partir de ce moment-là qu’il sera en partie capté par la droite nationaliste tout en continuant à être propagé par la gauche qui proteste contre cette récupération. Le darwinisme s’associera désormais à divers réformisme sociaux et utopies sociales, tant de gauche que de droite, pour lutter contre la « dégénérescence » des corps et des esprits. L’eugénisme sera l’une des variantes de ces mouvements réformistes et utopistes.

Les années 1890 où fleurissent tous ces mouvements réformistes et utopistes en Allemagne sont une période de confusion politique qui rend difficile de situer à droite ou à gauche la naissance de l’eugénisme allemand. Ploetz, l’organisateur du mouvement eugéniste en Allemagne, évolue dans des cercles intellectuels où l’on trouve des « non conformistes » de tous bords politiques. Lui-même est bien difficile à classer à ses débuts. L’eugénisme de Ploetz se voulait une conciliation entre un cadre de pensée relevant du darwinisme social et l’idéal humaniste et socialiste, d’où la séduction qu’il a pu exercer sur les milieux socialistes. La politique de prévention de la « dégénérescence » par la plannification de la reproduction devait permettre d’éviter la cruauté des mécanismes de la « sélection naturelle » des darwiniens « bourgeois ». Son rêve était de pouvoir agir directement sur les variations du matériel génétique, technique alors scientifiquement impossible (mais dont la possibilité commence à se profiler aujourd’hui avec la combinaison du génie génétique et les avancées du Projet Génome Humain). Il plaçait tous ses espoirs dans une avancée rapide de la science biologique afin de résoudre cette contradiction entre humanisme et logique darwinienne du progrès biologique. Seule la maîtrise de la variabilité du patrimoine génétique permettrait l’harmonisation parfaite du progrès social et du progrès biologique. En attendant, il proposait de transférer le mécanisme de la sélection des individus vivants à leurs cellules reproductrices, c’est-à-dire en faisant intervenir l’État, représenté par des experts médicaux, dans la reproduction des individus.

En fait si les fondateurs britanniques (Galton, Pearson) et allemands (Schallmayer, Ploetz) de l’eugénisme se fondent sur le darwinisme ou le néo-darwinisme, d’autres eugénistes se fondent surtout sur le mendélisme (Bateson en Angleterre et Davenport aux États-Unis). Comme le montre le cas français, l’eugénisme ne s’inscrivait pas forcément dans une logique darwinienne. En Allemagne aussi, il se trouve que l’un des principaux opposants au darwinisme dans l’Allemagne de Weimar, le très religieux Bernhard Bavink, le rédacteur de la revue de la Ligue Kepler qui défendait la « science chrétienne » contre les darwinistes athées, était eugéniste. Et, sur le plan scientifique, l’eugénisme n’était nullement l’exclusivité des milieux néo-darwiniens ou mendéliens. L’Autriche, et l’Institut de Recherche Biologique de Vienne en particulier, étaient alors le centre de la recherche néo-lamarckienne au début du siècle, grâce aux biologistes Przibram et Kammerer. Lorsque le sociologue Rudolf Golscheidt, lui-même membre fondateur de la Société allemande d’Hygiène Raciale de Ploetz et de la Ligue moniste de Vienne, créa en 1907, avec le dirigeant austro-marxiste Max Adler, une Société de Sociologie à Vienne (avant de participer à la fondation de la Société allemande de sociologie en 1909), il y adjoint une section de « sociobiologie et eugénisme ». Il en confia la direction au professeur de médecine eugéniste Julius Tandler, et le secrétariat au fameux biologiste néo-lamarckiste et eugéniste Paul Kammerer. Kammerer était le principal protagoniste du néo-lamarckisme militant dans les années 1910-1920, rendu célèbre par l' »Affaire Kammerer » liée à une fraude scientifique, son suicide en 1926, les honneurs qui lui furent rendus par l’URSS et le roman de Koestler (L’étreinte du crapeau) [92].

Kammerer, d’origine juive comme Golscheidt, Adler, Tandler et Przibram, était un socialiste déclaré, en outre particulièrement sensible au racisme. Moniste comme Haeckel et le sociologue Goldscheid (encore une indication que tous les monistes haeckeliens n’étaient pas des proto-nazis), il tenta de « compléter scientifiquement » et de rééquilibrer idéologiquement le darwinisme en neutralisant le principe agonistique (de combat) de la « lutte pour la vie » et de la « sélection naturelle » par celui, solidariste, de « symbiose générale ». Cet instinct solidariste ou « principe d’aide mutuelle », jouant des complémentarités naturelles, constituait, pour ce pacifiste militant, le grand facteur de l’évolution. Comme il le notait dans la revue eugéniste de Ploetz, ce « principe solidariste » permettait de délivrer le darwinisme des « philosophies pessimistes » qui s’y étaient associées et de résoudre les difficultés qui s’opposaient à l’« application pratique » de la théorie biologique de l’évolution aux « questions sociales ».

Face aux théories s’appuyant sur la théorie de l’hérédité de Weismann ou le concept de « génotype » des mendéliens pour affirmer la permanence des différences raciales et le rôle crucial de la sélection, Kammerer déclarait que la « négation de la signification raciale de l’hérédité des caractères acquis » encourageait la « haine raciale ». Le néo-lamarckisme en autorisant une plasticité des races liée, non à la sélection naturelle mais à l’action immédiate du milieu, offrait un espoir d’une part de se défaire de ces barrières liées aux différences physiques qui empêchaient une fraternité universelle et d’autre part étendait l’espoir d’un futur progrès biologique à toutes les races de l’humanité. Après les étonnants « résultats » (trafiqués) de ses expériences sur des salamandres de 1906-1909, Kammerer explicitait lui-même les enjeux politiques de son travail scientifique: « Ce merveilleux nouveau résultat, allié à tous ceux précédemment obtenus, ouvre une voie entièrement nouvelle pour l’amélioration de notre race, la purification et la revigoration de toute l’humanité – une méthode plus belle et plus valable que celle avancée par les zélotes de la race fanatiques, laquelle est fondée sur l’implacable lutte pour l’existence avec la haine raciale et la sélection des races, et qui est sans aucun doute totalement déplaisante pour beaucoup … » . Les cas de Bavink et de Kammerer montrent que le « biologisme » était à l’époque un phénomène assez répandu, dont le « darwinisme social » ne constituait qu’une des nombreuses facettes. Il n’était pas nécessaire d’être darwiniste, néo-darwiniste ou « social-darwiniste » pour être eugéniste et vouloir résoudre par la biologie les problème sociaux.

Les Juifs allemands et l’eugénisme

Weindling signale en passant, sans s’y attarder, que tel ou tel eugéniste allemand, comme le généticien Goldschmidt ou le médecin Löwenstein, était juif ou d’origine juive. Le phénomène n’était en rien marginal. En fait, l’historien qui se plonge un peu plus dans la question est assez surpris de découvrir – déjà avant la guerre de 1914 – le grand nombre de collaborateurs Juifs – « libéraux » ou sionistes – ou d’origine juive, dans la revue eugéniste de Ploetz Archiv für Rassen- und Gesellschaftsbiologie (« Archives de Biologie Raciale et Sociale ») et dans la Politisch-Anthropologische Revue (« Revue d’Anthropologie Politique »), la revue « anthropo-sociologique » de Woltmann, socialiste révisionniste métamorphosé en admirateur de la « race nordique » sans être pour autant tombé dans l’antisémitisme.

En fait, dans le contexte général de débats scientifiques hautement politisés sur l’influence respective du milieu, de l’hérédité et de la « race », la présence d’un fort courant environnementaliste dans les milieux intellectuels et scientifiques juifs allemands au tournant du siècle ne doit pas masquer ou faire négliger l’existence d’un courant « biologisant » et héréditariste très influent et tout aussi significatif.

En matière d’eugénisme, de sociobiologies et de « race », on peut diviser les scientifiques juifs ou d’origine juive en trois groupes. Le premier groupe correspond à ce que nous pourrions appeler les médecins eugénistes « classiques » (en anglais nous dirions mainstream), dont les positions eugénistes sont difficiles à distinguer de celles de la majorité de leurs collègues non juifs. Pour une bonne partie d’entre eux, le fait d’être juif n’avait – comme le souligne Weindling – aucune pertinence dans la question de l’eugénisme. Le second groupe réunit les eugénistes sionistes et théoriciens sionistes de la « race juive » dont les discours, par exemple en matière de « mélange des races », peuvent s’avérer parfois très proches des eugénistes nordicistes et théoriciens de la « race nordique ». Minorité turbulente, ils n’en occupent pas moins une place importante dans les débats. Enfin un troisième groupe rassemble les eugénistes néo-lamarckistes, comme Kammerer, pour une grande part politiquement engagés à gauche. On y trouve aussi bien des grands noms de la sociologie et du socialisme marxiste que de la psychanalyse.

Nombre de médecins juifs ou d’origine juive d’Europe centrale prirent part au mouvement eugéniste et y jouèrent même parfois un rôle prépondérant. Le médecin et généticien Heinrich Poll, à qui fut confié le premier poste de professeur extraordinaire de « génétique humaine » (menschliche Erblehre) en Allemagne, à la Faculté de médecine de Berlin en 1922, était un eugéniste militant et membre du comité directeur de la Société Allemande d’Hygiène Raciale. En 1914, il proclamait dans son traité L’hérédité chez l’homme :

« Comme l’organisme qui sacrifie impitoyablement les cellules dégénérées, comme le chirurgien qui fait impitoyablement l’ablation d’un organe malade, tous deux afin de sauver l’ensemble; de la même façon, [… l’État] – ne doit pas, par des craintes exagérées, reculer devant l’empiétement sur la liberté individuelle afin d’empêcher les porteurs de traits pathologiques héréditaires de continuer à faire traîner le noyau pathogène de génération en génération » .

Les généticiens Heinrich Poll et Richard Goldschmidt inspirèrent, sous la République de Weimar, la première version du projet de loi eugénique de stérilisation, finalemant promulgué par les nazis. Goldschmidt se plaignit que les nazis avaient repris « tel quel l’ensemble du projet » sans même « mentionner son origine ». Gustav Aschaffenburg, professeur de psychiatrie et auteur du livre de référence en criminologie d’orientation eugéniste Le Crime et du moyen de le combattre, jugera, lui, la loi de stérilisation nazie insuffisante. Le plus éminent peut-être, sur le plan scientifique, à côté de ces deux généticiens, fut le statisticien médical Wilhelm Weinberg, auteur en 1908-1910 de la « loi Hardy-Weinberg » en génétique des populations et fondateur de la Société d’Hygiène Raciale de Stuttgart en 1909, suivi, pour les mathématiques appliquées à la génétique, par le célèbre statisticien Felix Bernstein, visiblement sympathisant du mouvement eugéniste. Citons aussi: Adolf Gottstein co-fondateur de la Société de Médecine sociale et secrétaire d’État du Département de la santé dans le Ministère Prussien de l’Assistance sociale en 1919; Julius Schwalbe, l’éditeur entre autres du très célèbre hebdomadaire médical Deutsche Medizinische Wochenschrift; le vénérologue et co-fondateur de la Société pour la Lutte contre les Maladies Sexuelles, Alfred Blashko; le professeur d’hygiène sociale et conseiller municipal SPD (socialiste) à Berlin Benno Chajes; le clinicien et généalogue (fondateur et président de la Société et Archives de Recherches Généalogiques Juives) Arthur Crzellitzer; le professeur et directeur de l’Institut d’hygiène de l’Université de Berlin Martin Hahn; le très célèbre neurologue et spécialiste du cerveau, Kurt Goldstein; ou encore le biologiste Arnold Japha. La plupart des anthropologues physiques juifs significatifs de langue allemande, tels Hans Friedenthal, Samuel Weissenberg, Richard Jakob Weinberg et Moritz Alsberg, étaient partisans de l’eugénisme. Comme nous l’avons vu, une autre discipline médicale nouvelle, la sexologie, dont la quasi-totalité des fondateurs, de Iwan Bloch à Max Marcuse, étaient des Juifs allemands, entretint elle aussi des liens étroits avec l’eugénisme. Dans le camp socialiste, on trouvait des figures comme Eduard David, Viktor Adler (le fondateur et leader du Parti social-démocrate autrichien) ou Ignaz Zadek, le fondateur de l’ »Association des Médecins socialistes ».

Enfin, les médecins ou statisticiens sionistes, tels Felix Theilhaber, Arthur Ruppin (fondateur de Tel Aviv), Leo Sofer, Elias Auerbach (qui ouvrit la premier hôpital juif en Palestine), se montraient souvent de chauds partisans de l’eugénisme, voire d’une « hygiène raciale juive ». Certains de ces eugénistes sionistes partageaient avec les eugénistes nordicistes la même aversion pour les mélanges raciaux. Ruppin ne doutait pas que le « croisement entre races très différentes avait presque toujours des conséquences nuisibles ». Le mariage mixte « oblitérait le caractère racial et était désavantageux pour la formation d’une descendance particulièrement douée ».

Last but not least, Freud signa en 1911, avec presque tous les sexologues réputés de l’époque (Ellis, Hirschfeld, etc.), et des intellectuels socialistes comme Eduard Bernstein (le révisionniste) et Eduard David, un « Appel aux hommes et aux femmes de tous les pays civilisés ». L’appel avait été lancé par l’ »Association internationale pour la Protection de la mère et la Réforme de la sexualité », une association dirigée par le juriste Max Rosenthal. L’objet de cette pétition eugéniste prônant « l’évolution de l’humanité vers un perfectionnement physique et psychique de la race » était « la conservation de la santé de la race » et le moyen privilégié pour y parvenir « la sélection dans la reproduction de l’espèce ». Encore en 1932, dans une lettre publique à Albert Einstein, Freud évoque la possible dissolution de l’humanité du fait qu’« aujourd’hui, les races non civilisées et les couches sociales attardées s’accroissent plus vite que les plus civilisées » [93].

Eugénisme et racisme

Comme nous l’avons vu, l’assimilation de l’eugénisme en général, et de l’eugénisme allemand en particulier, au racisme est un lieu commun de la pensée contemporaine. Pour beaucoup, l’eugénisme allemand était « la conséquence directe des conceptions racistes des nazis » sur « la pureté et la supériorité de la race aryenne ». Tel l’auteur du Que-sais-je? qui attribue la paternité de l’eugénisme à Gobineau, on était habitué à aller chercher les précurseurs de l’eugénisme nazi parmi les idéologues de la « race aryenne ». Il n’est pas rare de voir présentés les fondateurs de l’eugénisme allemand, tel Schallmayer, comme les inspirateurs directs de la politique raciale antisémite de Hitler. De fait pendant longtemps, l’eugénisme allemand a été considéré par les historiens comme un appendice du racisme aryaniste et antisémite nazi quand il n’était pas directement confondu avec le racisme. Mais l’eugénisme est-il forcément associé au racisme et plus particulièrement à l’antisémitisme? Dans le cas de l’Allemagne, on doit à la germaniste et historienne américaine Sheila Weiss d’avoir la première corrigée cette idée reçue. Sheila Weiss produisit en 1983 une thèse de doctorat sur le médecin Wilhelm Schalmayer, le premier théoricien de l’eugénisme allemand, suivie d’une étude synthétique remarquable sur l’histoire du mouvement eugéniste allemand avant le nazisme. Ces travaux de Sheila Weiss ont permis de clarifier les rapports entre eugénisme et racisme. Sheila Weiss, elle-même, relate qu’elle pensait également trouver dans l’eugénisme allemand, avant d’entreprendre son étude, « une simple légitimation biologique de l’antisémitisme ». Or, Schallmayer, le fondateur de l’eugénisme allemand, qu’elle choisit pour sa première monographie, s’opposa au racisme aryaniste, teutoniste ou « nordiciste » de « l’école Gobineau » et des « anthroposociologues » * en Allemagne [94].

Dès la première édition de son livre, couronné par un prix, Hérédité et sélection (1903), le médecin Schallmayer estimait que les théories de Gobineau n’avaient rien de scientifique. Dans la deuxième édition (1910), Schallmayer se chargea de réfuter « l’obscurantisme de la race ». Dans une revue de sociologie, il publia un article où il estimait que la « fiction de la pureté raciale » de Gobineau était, « de quelque côté qu’on la regarde, absurde » et où il réprouvait l’idéologie politique sous-jacente comme « féodale, agrarienne, antisémite et cléricale ». Il reprochait à Gobineau de ne rien avoir compris à Darwin et de vouloir expliquer la dégénérescence par le mélange des sangs. Il expliquait que les principes de l’eugénisme s’appliquaient à toutes les races et à toutes les nations métissées et n’avait rien à voir avec le « mouvement politico-racial de l’évangile du salut par la seule ‘race nordique’ ». Dès l’ouverture de cette attaque en règle, il annonçait d’un ton assez prophétique que le racisme risquait de mener une fraction du mouvement eugéniste allemand « dans une direction qui ne mène à rien ou à rien de bon ».

Schallmayer condamnait l’opinion selon laquelle seule la « race germanique » serait capable de créer une culture supérieure. Il admirait la civilisation chinoise et laissait entendre que, pendant de longs siècles, les Chinois n’avaient rien à envier à l’Europe, aux « Aryens », et aux blonds Scandinaves, en termes de culture. Parmi les Européens, il soulignait que les Méditerranéens avaient développé une civilisation bien avant les blonds Nordiques. Et il citait l’anthropologue américain Morgan pour qui « à l’époque de Tacite et de César, même les Iroquois étaient culturellement plus avancés que les Germains ». Il n’attribuait aucune valeur à la « psychologie raciale » associée aux formes de crânes dolichocéphales ou brachycéphales des anthroposociologues comme Vacher de Lapouge, Ammon ou Woltmann. Il estimait que la « pureté raciale au sens où l’entend Gobineau et son école n’a jamais pu exister et n’existera jamais » [95]. Même si Paul Weindling a ensuite découvert une lettre privée de Schallmayer où celui-ci s’avoue antisémite, on ne trouve pas la moindre trace d’antisémitisme ou de racisme aryen dans les publications et les théories de Schallmayer. Il est donc quelque peu abusif de faire du théoricien fondateur de l’eugénisme allemand un précurseur de l’extermination des Juifs. Dans le genre, les commentaires épistolaires de Marx et Engels sur les « Nègres juifs » et « Juifs graisseux » dont l’unique dieu est l’argent ou même certains de leurs écrits publics sont dix fois plus nombreux et virulents. Cette forme d’antisémitisme n’était pas absente des milieux socialistes avec lesquels Schallmayer sympathisait. Il n’est qu’à citer Ferdinand Lassale, président de l’Association générale des travailleurs allemands, lui-même Juif et qui déclarait: « Je n’aime pas du tout les Juifs, même je les déteste généralement » [96]. Nul ne songerait à faire de Marx ou Lassale les inspirateurs de l’Holocauste nazi.

Même Ploetz, l’autre fondateur et principal organisateur du mouvement eugéniste allemand, bien que partisan d’un eugénisme axé sur la « race nordique » et personnellement très ambigu, considérait les Juifs comme une des « races civilisées les plus évoluées » de l’humanité, se moquait du soit-disant « antagonisme racial » entre « Aryens » et Juifs et recommandait les bienfaits du métissage entre Juifs et Teutons. Il jugeait qu’une « assimilation » biologique « annoblirait les deux parties » et que « l’antisémitisme était un coup d’épée dans l’eau, dont l’onde de choc se dissiperait lentement dans le flot de la connaissance biologique et de la démocratie humaine » [97]. Nous sommes loin des caricatures de l’eugénisme allemand conduisant tout droit à Auschwitz et nous verrons donc que la question des rapports entre eugénisme, racisme, antisémitisme et Holocauste est infiniment plus complexe que ce que l’on a été habitué à penser.

Globalement, le mouvement eugéniste allemand qui débuta dans les années 1900 était totalement indépendant – conceptuellement et politiquement – du mouvement antisémite « moderne » qui démarra dans les années 1870. La logique interne de l’eugénisme, orientée vers une forme de planification technocratique et scientifique n’a quasiment rien en commun avec la logique populiste, manichéenne et articulée autour d’une théorie d’un complot universel des antisémites politiques. Si l’on prend les statuts officiels de la Société d’Hygiène Raciale (la première société eugéniste allemande fondée en 1905), il n’y est pas question de faire l’apologie de l’antisémitisme. La seule forme de racisme affichée concerne la « race blanche ». Seuls sont admis les membres de « race blanche ». Le même racisme « blanc » se retrouve dans d’autres sociétés eugénistes étrangères. Par contre, la Société d’Hygiène Raciale allemande attirera et admettra, comme nous l’avons vu, de nombreux adhérents juifs. Généralement (à 90%), les articles de la revue Archiv für Rassen- und Gesellschaftsbiologie entre 1902 et 1932 concernant la « race juive », la sociobiologie des Juifs ou le déclin eugénique des Juifs sont écrits par des eugénistes juifs. Il n’est pas davantage question d’antisémitisme dans les statuts des sociétés eugénistes suédoise, anglaise, française, tchèque, soviétique ou italienne. Dans les années 1930, l’American Eugenics Society (dont certains membres éminents flirtèrent sérieusement avec le nazisme) accueillera les scientifiques eugénistes juifs allemands chassés par le nazisme, tel Curt Stern ou le psychiatre Kallmann. Même Davenport (eugéniste raciste) apportera son soutien au statisticien émigré et collègue eugéniste Felix Bernstein. L’American Eugenics Society sera dirigée après 1945 par de nombreux scientifiques juifs ou antiracistes, tels l’anthropologue Shapiro et le généticien Dobzhansky [98].

Dans le cas de l’Allemagne, les liens entre eugénisme et racisme de 1890 à 1933 sont complexes. Il existe un premier niveau de racisme concernant la suprématie de la « race blanche », extrêmement répandu à l’époque dans tous les pays occidentaux. Il préexistait à l’eugénisme, mais put être éventuellement modernisé scientifiquement par l’eugénisme. Il se peut aussi que l’eugénisme ait radicalisé le racisme en le faisant passer d’une attitude « statique » de simple apartheid à une approche « dynamique » et démographique où il devient nécessaire d’intervenir pour éviter la « submersion par les races inférieures ». Cette question fait l’objet d’un débat entre historiens de l’eugénisme. Toujours est-il que ce « racisme blanc » se retrouve aussi bien chez les eugénistes français, américains ou anglais. Il est la chose la mieux partagée du monde dans l’Europe coloniale et même des médecins juifs progressistes et socialistes, comme l’Italien Lombroso (le fondateur de « l’anthropologie criminelle » et auteur d’un livre contre l’antisémitisme), y participent.

Le deuxième niveau de racisme concerne le racisme « aryen ». En général, les eugénistes y sont indifférents, rétifs, voire hostiles, même si une minorité se laisse séduire. Généralement propagé par des théoriciens en marge de la communauté académique médicale, le racisme aryen se voit reproché par les eugénistes son absence de fondements scientifiques solides. Enfin, un troisième niveau se rapportant au « racisme nordique » présente des liens plus forts avec les mouvements eugénistes de divers pays, en particulier en Allemagne (Ploetz, Fischer, Lenz), en Autriche (Reichel, Polland), aux États-Unis (Davenport, Laughlin), en Scandinavie (Mjöen, Lundborg) et même en France (Lapouge, Carrel). Dans tous ces pays anglo-saxons, germaniques ou scandinaves, il existe une aile partisane de la suprématie de la « race nordique » qui élabore un discours eugéniste nordiciste.

Comme l’indique Weindling, Ploetz fonde en 1907 un « Ring der Norda », puis, en 1912, un club de tir à l’arc (Der Bogen) qui sert de couverture à un groupe raciste nordique secret, au sein de la Société d’Hygiène Raciale de Munich. En 1918, le groupe est rebaptisé Widar Bund, du nom d’un dieu scandinave. Parmi les eugénistes allemands connus, le racisme nordique attirera surtout des anthropologues, tels Eugen Fischer, Otto Reche, Egon von Eickstedt ou Bruno K. Schultz, et relativement moins d’eugénistes axés sur la génétique médicale comme Lenz. Le mouvement nordiciste se développera ensuite hors des organisations eugénistes, avec la « Société Nordique » (Nordische Gesellschaft) fondée en 1921 et le Nordische Ring (« Anneau Nordique ») fondé en 1926 par Konopacki-Konopath. Il est surtout propagé par des théoriciens comme H. F. K. Günther et L. F. Clauss ou le théoricien Blut und Boden et futur ministre nazi de l’agriculture Walter Darré. Aucun de ces théoriciens du nordicisme ne collabore aux revues eugénistes établies. La seule revue qui les accueille est Volk und Rasse, revue eugénico-ethnologico-raciste de tendance völkisch lancée en 1926 par l’éditeur médical munichois J. F. Lehmann pour concurrencer la revue eugéniste non raciste berlinoise Eugenik. Dans Volk und Rasse, vite pris en main par les anthropologues nordicistes et eugénistes Reche et B. K. Schultz, l’anthropologue Eugen Fischer organisera avec le nordiciste Günther un concours photographique sur les plus belles « têtes d’Allemands de race nordique ». Les revues qui servent de tribune aux nordicistes sont surtout: Die Sonne, le « mensuel pour la Weltanschauung (conception du monde) nordique », fondé en 1924, puis Rasse, le « mensuel du mouvement nordique », lancé en 1934 avec Günther et Clauss, où l’anthropologue Michael Hesch, futur collaborateur du RuSHA-SS, fait office de rédacteur en chef. Beaucoup plus que le racisme « aryen » à la Hitler, scientifiquement un peu démodé (qui sert surtout à définir de façon positive les « non-Juifs »), ce sera le racisme nordique qui jouera un rôle fondamental dans la politique raciale européenne du IIIe Reich et en particulier de la SS, « ordre sélectionné d’hommes nordiques ». Himmler était un fervent nordiciste et le supplément du journal de la SS Das Schwarze Korps s’intitulait Der Nordische Mensch (« L’Homme nordique ») [99].

En ce qui concerne l’antisémitisme, il n’y a pas de liens théoriques directs entre eugénisme et antisémitisme, mais on repère la présence d’eugénistes antisémites surtout dans deux pays: l’Allemagne (avec l’Autriche) et les États-Unis. En Allemagne et en Autriche, les relations entre les deux mouvements peuvent être rangées en quatre gradients.

La première catégorie des purs antisémites manichéens, c’est-à-dire les théoriciens antisémites et dirigeants des ligues antisémites des années 1880-1914 (W. Marr, E. Dühring, Fritsch, Stoecker, Lueger, etc.), sont généralement imperméables aux conceptions eugénistes. Certains peuvent fusionner antisémitisme militant et eugénisme (Hentschel) mais ils sont généralement tenus à distance par les sociétés eugénistes académiquement « respectables », lesquelles préfèrent privilégier les relations avec les médecins eugénistes juifs.

Un deuxième groupe d’hygiénistes raciaux de la République de Weimar, qui adhèreront très vite au nazisme, combinera eugénisme, racisme nordique et antisémitisme racial. Souvent membres du Parti nazi ou de la Ligue des médecins nazis avant 1933, ils seront récompensés par des positions institutionnelles importantes sous le IIIe Reich. Ces hygiénistes raciaux nazis condamnaient l’eugénisme purement médical et le terme même d’Eugenik, au nom d’une hygiène raciale élargie à « l’entretien de la race » (Rassenpflege). Cependant, il est à noter qu’ils ne pourront pas s’exprimer librement sur l’antisémitisme avant 1933 dans les revues eugénistes officielles et qu’ils représentent avant 1933 une toute petite minorité. Weindling indique qu’en 1933 les médecins nazis ne représentent que 14% des médecins adhérents à la Société d’Hygiène Raciale de Munich, qui est la plus noyautée par les racistes de toutes les branches locales.

Un troisième groupe, rassemblant ceux que l’on pourrait qualifier d’antisémites « personnels » (n’exprimant pas leur antisémitisme en public) ou « modérés » (prenant leurs distances par rapport aux théories antisémites accusant les Juifs de tous les maux et d’être une « race inférieure »), forme une fraction difficile à évaluer mais plus importante. On y trouve des eugénistes allemands de premier plan, comme Ploetz ou Lenz. Ils sont généralement attachés à la dénomination « d’hygiène raciale » contre celle « d’eugénisme » revendiquée par les milieux de gauche, centristes, « juifs » ou « cléricaux ». Ils adhèrent souvent à l’eugénisme nordiciste et constituent ce que l’on appelle « l’aile munichoise » du mouvement eugéniste allemand. Mais il faut être conscient que la Société d’Hygiène Raciale de Munich ne comptait en 1932 que 115 membre, soit deux fois moins que Berlin (250 membres) ou même que Stuttgart (140 membres qui, elle, était dirigée par le statisticien médical d’origine juive W. Weinberg).

Enfin, le quatrième groupe, majoritaire en Allemagne de 1900 à 1932, réunit tous les eugénistes opposés à l’intégration de l’antisémitisme racial et du racisme nordique dans le programme eugéniste. On y trouve aussi bien des conservateurs que des libéraux, sociaux-démocrates, centristes catholiques et juifs, réclamant un eugénisme strictement médical. Sous Weimar, ils dominent à Berlin, dans la majorité des sociétés eugénistes locales et dans la société nationale qui chapeaute les branches locales. En 1933, les nazis donneront le pouvoir aux médecins eugénistes nazis et à l’aile munichoise.

Eugénisme et socialisme

« Dans la société actuelle, la dégénérescence fait des progrès rapides et effrayants. (…) l’élimination progressive de la lutte pour la vie (…) menace toujours plus de dégrader la race. (…). La technique humaine détruit (…) l’équilibre de la nature (…) et facilite aux individus corporellement et mentalement inférieurs (minderwertig) non seulement le maintien en vie mais également la reproduction. (…) De par le niveau actuel de la technique médicale, le fait, pour tous les individus maladifs pouvant engendrer des enfants malades, de renoncer à la procréation, ne nécessite pas de renoncer aux liens du mariage » .

En langage clair, la dernière phrase signifie que les Minderwertigen, c’est-à-dire les individus de « moindre valeur », les « inférieurs » physiques et mentaux, peuvent se marier à condition de se faire stériliser. Qui est l’auteur de cette citation ? Un ultra-conservateur cynique qui se targue de biologie pour justifier un élitisme bourgeois? Le Prix Nobel de médecine, sympathisant du PPF – le parti fasciste de Doriot – et collaborateur du régime de Vichy, Alexis Carrel? Le Prix Nobel de médecine et orateur de l’Office de la Politique Raciale du Parti nazi Konrad Lorenz, ou un autre biologiste allemand légitimant la loi eugénique de stérilisation nazie en 1933?

Non, il s’agit de Karl Kautsky, le principal représentant intellectuel de l’orthodoxie marxiste la plus intransigeante en Allemagne, dans le chapitre « Rassenhygiene » de son livre Croissance et évolution dans la nature et la société, publié en 1910, le même Kautsky qui fuira le nazisme et mourra en exil en 1934 à Amsterdam [100]. Le même Kautsky qui – comme le signale Weindling – voudra adhérer à la Société d’Hygiène Raciale de Ploetz en 1910 et dont la candidature sera rejetée car trop « politique ». D’ailleurs, deux pages plus loin, Kautsky explique pourquoi seul l’avènement de la société socialiste permettra un eugénisme bien plus efficace que dans la société capitaliste:

« Aussi longtemps que les conditions de vie du prolétariat produiront autant de maladies et d’infirmités, on ne pourra pas lui faire comprendre que l’hygiène raciale constitue un devoir social pour lui. Dans une société socialiste, il en va tout autrement. (…) toutes les conditions de vie qui produisent aujourd’hui la maladie et la dégénérescence dans le prolétariat, mais aussi dans les classes supérieures, disparaissent. Qui possède encore une hérédité saine, pourra la développer et la renforcer. Débilité, infirmités et maladies chroniques ne seront plus un phénomène de masse et sans issue. Alors, quand des enfants malades viendront au monde, leur infirmité ne sera plus mise sur le compte de la situation sociale, mais apparaîtra uniquement comme la faute personnelle des parents. Ainsi le terrain sera assuré sur lequel pourra s’établir un ‘eugénisme social’ efficace, une aspiration de la société vers des naissances de qualité. Désormais, l’opinion publique comme la conscience des parents eux-mêmes condamneront toute reproduction d’un corps souffreteux ou infirme. Désormais, il sera reconnu du devoir de tout adulte qui ne sent pas en parfaite santé, lorsqu’il contractera un relation conjugale, d’aller chercher le conseil d’un spécialiste pour savoir s’il est opportun, pour lui ou pour son ou sa partenaire, de reproduire sa lignée ou non. La procréation d’un enfant malade sera alors considérée avec les mêmes yeux que l’on dirige encore aujourd’hui vers un enfant illégitime.

         Ainsi le socialisme n’apportera pas seulement à l’humanité une vie d’opulence et de richesse matérielle, pas seulement du temps libre pour se consacrer aux loisirs, mais aussi la santé et la force, et il éradiquera la maladie comme phénomène de masse. Une nouvelle race verra le jour, forte et belle et pleine de vitalité, comme les héros de l’Antiquité grecque, comme les guerriers germaniques de la migration des peuples … » [101].

Cette seule citation, de la part d’un marxiste qui défendra l’orthodoxie contre le révisionisme de Bernstein et contre le déviationisme de Lénine, secrétaire de Engels et éditeur posthume du dernier volume du Capital de Marx, oblige à se poser quelques questions. Car un autre poncif au sujet de l’eugénisme consiste à le considérer, sinon comme une « idéologie nazie », « raciste » ou « prénazie », du moins comme une idéologie de droite ou d’extrême-droite servant à « légitimer la domination bourgeoise et l’inégalité sociale ». Par réciproque, la gauche authentique serait naturellement imperméable à une telle « pseudo-science » ou « science bourgeoise ». Mais, est-ce historiquement vrai? Kautsky fut-il un cas isolé?

Le mouvement socialiste autrichien possédait en la personne de son dirigeant Victor Adler l’équivalent de Kautsky en Allemagne. Le fondateur et leader du Parti social-démocrate autrichien avait étudié la médecine, avant de se lancer dans la politique. Son désir d’éradiquer les « pathologies sociales », tel l’alcoolisme, responsable à ses yeux de la « dégénérescence du peuple », l’associait au combat des eugénistes comme son ami l’hygiéniste Max Gruber, le président de la Société d’Hygiène Raciale de Munich. La « Ligue d’Abstinence des Ouvriers », fondée en 1905 à Vienne, et son journal Der Abstinent qui se faisait l’écho de ces préoccupations, constituaient une tribune eugéniste au sein de la social-démocratie autrichienne. Der Abstinent accueillait entre autres des articles sur l’hygiène raciale de Ploetz (l’organisateur de la Société d’Hygiène Raciale en Allemagne). Le journal propageait les visions apocalyptiques d’une population en voie de dégénérescence, où plus de la moitié des « inférieurs mentaux et physiques » étaient imputés à l’alcoolisme et à un « comportement héréditaire irresponsable », c’est-à-dire à une procréation non conforme aux règles de l’eugénisme [102].

À l’instar des eugénistes « bourgeois », qui attribuaient l’indigence sociale des ouvriers à une infériorité « héréditaire », les eugénistes socialistes avaient, eux, tendance à biologiser l’infériorité du Lumpenproletariat. Olda Olberg, sans doute la femme intellectuelle la plus appréciée du mouvement austro-marxiste, avait déjà proclamé dans la revue socialiste Die Neue Zeit son ralliement aux idées eugénistes en 1907: « Si je ne croyais pas que l’idéal de l’eugénisme social (…) reposait dans le socialisme, alors je ne serais pas socialiste. (…) Ce n’est pas parce que je suis une ‘socialiste orthodoxe du Parti’ que je crois que les revendications de l’hygiène raciale ont trouvé dans le mouvement socialiste l’avant-garde la plus efficace de leur promotion, mais parce que je crois ceci que je suis socialiste » [103]. En 1926, Olda Olberg publie La dégénérescence et sa détermination culturelle, où elle réfute les affirmations des eugénistes « bourgeois » sur l’infériorité biologique du prolétariat. Elle fonde par contre sur des critères biologiques l’opposition entre « prolétariat » et « sous-prolétariat ». Autant, elle adhère à l’environnementalisme marxiste lorsqu’il s’agit de décrire la situation du prolétariat, autant, elle reprend toute la phraséologie biomédicale quand elle aborde le cas des bas-fonds de la société allemande. Les « sous-prolétaires » ne constituent absolument « pas une catégorie économique, mais une catégorie biologique, qui se forme à partir des déchets de toutes les couches sociales ». La grande masse du « Lumpenproletariat » se compose de « dégénérés, d’imbéciles et de psychopathes » [104].

Ce genre de disqualification biologique des « sous-prolétaires » se manifeste même dans la sociologie de gauche, comme celle du social-démocrate Theodor Geiger, professeur de sociologie à l’Université de Braunschweig, avant de s’exiler en 1933 en Scandinavie. Partisan d’une politique de santé très sociale, Geiger n’en défendait pas moins simultanément une sélection prénatale au moyen de l’eugénisme négatif. Sans ce volet eugéniste, une politique d’assistance sociale risquait de créer un cocon favorable à la reproduction des « inaptes ». Il assimile le « Lumpenproletariat » à une « vermine », des « ratés et déclassés de toutes les zones sociales – pour l’essentiel des sous-hommes (Untermenschen), qui, dès la matrice maternelle, se révèlent être des inférieurs mentaux et moraux, et souvent aussi corporels ». La convergence avec la phraséologie eugéniste nazie est telle qu’il n’est guère surprenant que le dernier livre de Geiger sur L’entretien de l’hérédité (1934) pourra être publié en Allemagne nazie, malgré sa révocation de l’université et son émigration. L’eugénisme pourra d’ailleurs constituer une voie de transit dans le passage d’un certain nombre d’intellectuels du socialisme au nazisme, tel le syndicaliste eugéniste Karl Valentin Müller qui terminera en 1941 professeur « d’anthroposociologie » à l’université ultra-nazie de Prague.

Ces conceptions eugénistes de la social-démocratie allemande se poursuivirent jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir et au-delà. Sous la République de Weimar la question était passée, comme le montre Weindling, des mains des intellectuels et journalistes à celles, surtout, des experts médicaux du Parti social-démocrate, tels Alfred Grotjahn et Julius Mosse, tous deux médecins et députés SPD au Reichstag. Grotjahn s’inquiétait du déclin démographique des couches supérieures du prolétariat et envisageait la stérilisation de très larges secteurs de la population allemande (30%)!

Cette conversion des sociaux-démocrates allemands à l’eugénisme explique le fait que bon nombre d’initiatives en faveur d’une législation eugéniste pendant la République de Weimar vinrent précisément du camp socialiste. Les deux premiers Länder (provinces autonomes disposant de leur propre exécutif et parlement régional) a prendre parti dans les années 1920 pour une législation eugéniste négative étaient tous deux dirigés par des majorités social-démocrates: la Thuringe et la Saxe. Elles furent suivies par la fraction SPD au Landtag (parlement régional) de Prusse, dirigée par une coalition socialiste-libérale-centriste, qui réclamait aussi l’autorisation de la stérilisation eugénique volontaire à l’occasion de la réforme du code pénal. En 1928, c’était la fraction SPD du Reichstag, le parlement national, qui demandait la stérilisation volontaire, en particulier des « criminels malades héréditaires ». Des « criminels héréditaires » au Lumpenproletariat, il n’y avait qu’un pas, que certains dirigeants socialistes n’hésitèrent pas à franchir. Le juriste du SPD et ex-ministre de la Justice Radbruch expliquait la « délinquance du sous-prolétariat » par la « dégénérescence biologique ». La fraction SPD dans le commission de réforme du droit pénal au Reichstag se rallia donc à la proposition des partis libéraux et DVP de la stérilisation des « criminels habituels ». En 1931, la fraction SPD réitéra sa proposition de stérilisation des criminels lorsque « d’après une expertise des médecins spécialisés, il est à craindre que ses mauvaises dispositions héréditaires se manifesteront à nouveau dans la descendance ». De cette façon on pourrait « lutter contre la criminalité de métier en s’y attaquant à la racine ». Ce n’est qu’en 1932, quand se profilait le risque d’une résolution parlementaire commune avec un Parti nazi de plus en plus influent que les sociaux-démocrates décidèrent de faire marche arrière au Reichstag en matière de politique de stérilisation. Néanmoins, au niveau régional, les députés socialistes continuèrent leurs revendications eugénistes. Au parlement de Prusse, le député SPD et expert médical Benno Chajes suggérait de passer de la « stérilisation volontaire » à la « stérilisation forcée » pour diverses catégories de maladies héréditaires clairement définies. Contre une assistance sociale indifférenciée qui favorisait la reproduction d’un Lumpenproletariat aussi prolifique qu’irresponsable, il s’agissait de créer des « régimes sociaux différenciés » [105]. Ce « sous-prolétariat » (mendiants, vagabonds, prostituées, jeunes délinquants, alcooliques, « récalcitrants au travail », criminels récidivistes, etc.) sera une cible de choix dans la politique eugéniste nazie d’assainissement de la société allemande [106].

En ce qui concerne l’histoire de l’eugénisme allemand, Paul Weindling fut l’un des tous premiers à se pencher sur l’imprégnation des milieux de gauche allemands par les idées eugénistes. En 1983, Paul Weindling participe à un colloque sur la médecine sous le nazisme, tenu en RDA, et traite, d’une manière qui n’avait jamais été faite jusque là, de l’attitude de l’administration médicale de l’État de Prusse, de 1905 à 1933, vis-à-vis de l’hygiène raciale. Il y montre notamment la pénétration des idées eugénistes chez les fonctionnaires responsable de la santé dans ce Land, dominé de 1920 à 1932 par une coalition de sociaux-démocrates, de centristes catholiques et de libéraux de gauche, et présidé par un socialiste. En 1985, Weindling publie un article où il traite de la mise en place du plus gros centre eugéniste de recherche en anthropologie raciale et en génétique humaine dans Allemagne de Weimar: l’«Institut Kaiser Wilhelm d’Anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme», fondé en 1927 avec l’accord des socialistes, et donc la direction fut confiée à Eugen Fischer, Verschuer (futur directeur du Dr. Mengele d’Auschwitz) et Muckermann, un eugéniste catholique [107]. À l’occasion de la création de l’institut, le Dr. Julius Mosses, responsable du SPD pour les affaires médicales, déclara au Reichstag que « le Parti social-démocrate accueillait avec joie l’établissement de cet institut et envisageait son travail avec une confiance toute particulière » [108]. En 1987, à l’occasion d’un autre colloque d’historiens à Munich, en RFA, Paul Weindling insistait devant l’audience sur le fait qu’un « eugénisme conséquent fut compris par les représentants de presque toutes les orientations politiques comme une voie prometteuse pour la ‘modernisation’ sociale » et il montrait à quel point l’eugénisme influençait aussi bien les milieux « bourgeois » que socialistes de l’Allemagne de Weimar. Il était quasiment impossible, avant 1933, de trouver une critique contre le principe même de l’eugénisme, venant de la gauche, même si les communistes allemands, sous la République de Weimar, furent, à partir de 1925 (à cause de l’opposition croissante à la « génétique bourgeoise » en URSS) et avec les catholiques, parmi les moins réceptifs vis-à-vis des idées eugénistes [109].

Peut-être pourrait-on penser qu’il s’agit là d’une spécificité des socialistes allemands? Le cas de la Russie bolchevique où une Société Eugéniste Russe avait été fondée par des généticiens et médecins en 1921 montre qu’il n’en est rien. Le mouvement eugéniste soviétique était soutenu par le Commissaire du peuple à la Santé publique de Lénine, Nikolai Semashko. Celui-ci déclarait en 1925: « Nous poursuivons des objectifs véritablement eugénistes, nous esquissons des conquêtes véritablement eugénistes. Non pas, naturellement, au sens où les eugénistes bourgeois entendent l’eugénisme, (…). Ce n’est pas cet eugénisme que nous visons. Nous aspirons à l’assainissement véritable des ouvriers et des paysans, de la population des travailleurs, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population – l’assainissement véritable de la race » [110]. De même dans les pays anglo-saxons, les généticiens des population J. B. S. Haldane (membre du Parti communiste britannique) et H. J. Muller seront d’ardent défenseur de la cause d’un eugénisme socialiste. Le livre eugéniste du marxiste H. J. Muller fut acclamé par le Daily Worker et autres organes de la presse socialiste anglo-saxonne, pour qui les objectifs eugénistes de la fécondation artificielle avec du sperme d’hommes génétiquement supérieurs (« l’eutélégénésie ») rejoignaient parfaitement ceux du socialisme: « Ils sont le socialisme, le socialisme biologique … Ils n’impliquent rien de moins que la socialisation du plasma germinatif, l’établissement du droit de tout individu à naître doté des meilleures aptitudes héréditaires qui puissent exister » [111]. Inversement, la dictature conservatrice catholique du général Primo de Rivera interdit, en 1929 en Espagne, les discours publics en faveur de l’eugénisme [112]. Paradoxe, ce sont les Républicains espagnols de gauche, laïcs et anticléricaux, qui introduisent, après la victoire du Frente Popular en 1936, en Catalogne, la région la plus développée d’Espagne (et la seule à compter une société eugéniste), une loi d’avortement très progressiste, qui prévoit notamment l’avortement pour « motif eugéniste » afin d’éviter de « propager des tares au nouvel être ». Pour Felix Marti Ibanez, directeur général de la Santé et de l’Assistance sociale, médecin réputé, l’un des artisans de la loi et auteur de La Reforma Eugenica del Aborto : « l’avortement … acquière une dimension biologique et sociale, et se convertit en un instrument eugéniste du prolétariat » [113]. Évidemment, le très catholique Franco, lorsqu’il arrivera au pouvoir en 1939, annulera toutes les lois promulguées par la gauche républicaine, dont cette loi d’avortement eugéniste.

Présentation de l’ouvrage

Ce livre pose donc deux questions majeures: la question de l’eugénisme et la question du nazisme. Pour tenter d’y répondre, nous avons fait appel à deux des meilleurs spécialistes occidentaux: Paul Weindling, un historien de la médecine et de la biologie à l’Université d’Oxford (GB) et Peter Weingart, un sociologue des sciences, directeur d’un célèbre centre de recherche sur la science à Bielefeld (RFA). En matière d’eugénisme allemand, les livres de Paul Weindling (1989) et Weingart-Kroll-Bayertz (1988) sont, par rapport à tous les livres publiés en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, les deux ouvrages les plus complets. Portant sur l’ensemble de l’histoire de l’eugénisme allemand (et non sur tel ou tel aspect particulier), ils sont incontestablement les deux livres les plus exhaustifs, les plus précis et les plus rigoureux. Ils méritent donc, plus que tout autres, d’être rendus disponibles au public français par une traduction appropriée. Les deux ouvrages rivalisent de précision et de rigueur et il nous a paru difficile de les départager. Il nous semblait qu’en en traduisant qu’un, nous risquions de condamner l’autre à ne jamais être traduit. Plutôt que de nous lancer dans un choix aussi arbitraire, nous avons décidé, d’un commun accord avec les auteurs et l’éditeur, de combiner les points forts de chaque ouvrage. Paul Weindling avait apporté le plus grand soin, dans son ouvrage anglais, à la période allant de 1870 à 1933. Peter Weingart, de son côté, a su synthétiser, dans les chapitres sur la période nazie de son livre avec Jürgen Kroll et Kurt Bayertz, les aspects les plus éclairants de l’eugénisme allemand sous le Troisième Reich.

Le livre français se divisera en deux volumes. Le premier va de l’Unification allemande à la fin de la République de Weimar (1870-1932). Confié à Paul Weindling, c’est une version largement abrégée et remaniée des sept premiers chapitres de son livre Health, Race and Politics. Le deuxième volume, sur la période nazie (1933-1945), reprend de façon réduite la cinquième partie, rédigée par Peter Weingart, du livre de Weingart, Kroll et Bayertz, Rasse, Blut und Gene . Réduite par son auteur, Peter Weingart, nous avons actualisé, complété et augmenté ce texte de 1988, en y intégrant les résultats de recherches plus récentes. Nous avons en outre ajouté plusieurs chapitres supplémentaires sur des aspects qui n’avaient pas été traités.

Comme nous l’avons déjà esquissé et comme nous allons le voir plus précisément grâce à Paul Weindling, l’histoire de l’eugénisme dépasse largement le cadre du nazisme et les problèmes qu’il pose sont probablement loin d’être révolus. Cette histoire sur le long terme va nous obliger à « réviser » l’image que nous avions de l’eugénisme – en tous les cas de l’eugénisme allemand, par voie de conséquence, celle du nazisme et, incidemment, celle de l’histoire allemande *.

Benoit Massin, Paris, le 30 novembre 1997.

[1] Cit. in R. J. Lifton, The Nazi Doctors, Medical Killing and the Psychology of Genocide, New York, 1986: 163.

[2] G. H. Brieger, « The medical Profession », in H. Friedlander & S. Milton (éds.), The Holocaust: ideology, bureaucracy and Genocide, New York, 1982: cit. 142.

[3] G. H. Brieger, 1982: 143; Th. F. Gosset, Race. The History of an Idea in America, New York, 1963: 372.

[4] W. F. Kümmel, « ‘Die Auschaltung’ » & J.-P. Kröner, « Die Emigration », in J. Bleker (éd.), Medizin im Dritten Reich, Cologne, 1989: 30-37 & 38-46.

[5] Proctor, Racial Hygiene. Medicine under the nazis, Harvard UP, 1988: 284.

[6] G. H. Brieger, 1982: 142.

[7] Nous conseillons trois ouvrages très utiles quant aux interprétations: R. de Felice, Comprendre le Fascisme (titre italien: Le Interpretazioni del Fascismo), Seghers, 1975; P. Ayçoberry, La question nazie. Les interprétations du national-socialisme, 1922-1975, Seuil, 1979; et I. Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétation, Gallimard, 1992.

[8] L’ancêtre de Goldhagen: W. M. McGovern, From Luther to Hitler, Londres, 1940; pour une critique du Sonderweg, cf.: D. Blackbourn & G. Eley, The Peculiarities of German History, Oxford UP, 1984; pour une critique de l’histoire culturelle linéaire de l’Allemagne « éternelle », cf.: W. D. Smith, Politics and the Science of Culture in Germany 1840-1920, New York, 1991.

[9] M. Wenzel, « Die Anthropologie J. G. Herder », in H. Mann & F. Dumont (éds.), Die Natur des Menschen, Stuttgart, 1990: 137-167, 155, 156, 159.

[10] L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t.2, Paris, 1981: 55.

[11] W. Laqueur, Histoire du sionisme, Paris, Gallimard, 1994, vol.2: 643-645.

[12] Cf. N. Kampe, Studenten und ‘Judenfrage’ im Deutschen Kaiserreich, Göttingen, 1988: 54-107; K. H. Jarausch, 1982, Student, Society, and Politics in Imperial Germany, Princeton UP; J Wertheimer, « The ‘Ausländerfrage’ at Institutions of Higher Learning. A controversy over Russian-Jewish Students in Imperial Germany », Yearbook of the Leo-Baeck Institute, 1982 (27): 187-356; C. Weill, Étudiants russes en Allemagne, 1900-1914, Paris, L’Harmattan, 1996.

[13] Cf. B. Massin, « From Virchow to Fischer: Physical Anthropology and ’Modern race Theories’ in Wihelmine Germany », in G. W. Stocking, Volksgeist as Method and Ethic. Essays on Boasian Ethnography and the German Anthropological Tradition, Madison, Wisconsin UP, 1996: 79-154.

[14] Voir par exemple, W. S. Allen, Une petite ville nazie, 1930-1935, Paris, 1969; et « Farewell to Class Analysis in the Rise of Nazism », Central European History, 1984 (17): 54-62.

[15] CV Zeitung (11), 8 juillet 1932, n°28: 291.

[16] Cf. L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 1981, vol.2: 505. En ce qui concerne l’euthanasie, on observe néanmoins, pendant la période de guerre, comme dans la France de Vichy (cf. Max Laffont), une augmentation de la mortalité des « patients stationaires » des asiles psychiatriques italiens qui passe de 5,9% sur la période 1934-1939 à 10,7% pendant la période 1940-1945. Mais cette surmortalité semble relever exclusivement du fait des médecins-psychiatres eux-mêmes et non du régime fasciste! Cf. G. Treviranus, « Psychiatrie und Nazismus in Italien und Slowenien »; 1999, 1995 (3): 77-83.

[17] En revanche, autre « anomalie » dans la théorie marxiste, 85% des Juifs allemands, malgré leur situation de « bourgeois » ou de « petits bourgeois », votaient à gauche avant 1914 (surtout libéraux de gauche et secondairement socialistes). Dans la situation de crise de la fin de la République de Weimar, 70% votaient pour le Parti social-démocrate. Cf. A. Paucker, « Zur Problematik einer jüdischen Abwehrstrategie in der deutschen Gesellschaft », in W. E. Mosse & A. Paucker (éds.), Juden im Wilhelminischen Deutschland, 1890-1914, Tübingen, 1976: 479-548, 494-497.

[18] « Lebenserinnerungen », in C. Pross & G. Aly (éd.), Der Wert des Menschen. Medizin in Deutschland 1918-1945, Berlin, Ed. Hentrich, 1989: 36-49, 44.

[19] D. Bar-On, L’héritage infernal, Paris, Eshel, 1991.

[20] I. W. Charny, « Genocide and Mass Destruction: Doing Harm to Others as a Missing Dimension in Psychopathology », Psychiatry, 1986 (49): 144-57.

* « Hitlerschnitt »: la « coupe Hitler » = la stérilisation eugénique, par référence ironique à la « Kaiserschnitt », la « coupe de César » ou césarienne.

[21] C. R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Belles Lettres, 1994.

[22] U. Schultz, « Dichtkunst, Heilkunst, Forschung: Der Kinderarzt Werner Catel », in G. Aly, et al., Reform und Gewissen, Berlin, 1989: 107-108.

[23] R. J. Lifton, , The Nazi Doctors, New York, 1986.

[24] Cf. C. Ambroselli, L’éthique médicale, PUF, Que sais-je?, 1994: 100.

[25] J. H. Jones, Bad Blood: The Tuskegee Syphilis Experiment, New York, 1993.

[26] A. T. Scully, Men who control Women’s Health, Boston, 1980.

[27] B. Laufs, »Vom Umgang der Medizin mit ihrer Geschichte », in G. Hohendorf & A. Magull-Seltenreich (éds.), Von der Heilkunde zur Massentötung. Medizin im NS, Heidelberg, 1990: 243-4.

[28] Cit. B. Müller-Hill, Science nazie, 1989: 135.

[29] J. Thuillier (éd.), La folie. Histoire et dictionnaire, R. Laffont, 1996: 151.

[30] B. Müller-Hill, Science nazie, science de mort, 1989: 24; P. Breggin, Toxic Psychiatry, 1991: 102-103; S. Kühl, Die Internationale der Rassisten, 1997: 192.

[31] E. Conte & C. Essner, La quête de la race, Hachette, 1995: 55.

[32] O. von Verschuer, in: Forschungen zur Judenfrage, 1943, vol.2: 218, 221.

[33] Cf. B. Müller-Hill, « Selektion. Die Wissenschaft von der biologische Auslese des Menschen durch Menschen », in N. Frei (éd.), Medizin und Gesundheitspolitik in der NS-Zeit, Munich, 1991: 137-55.

[34] M. H. Kater, « The Burden of the Past », German Studies Review, 1987 (10): 40.

[35] M.H. Kater, The Nazi Party. A social Profile of Members and Leaders 1919-1945, Cambridge, Harvard University Press, 1983; M. Kater, Doctors under Hitler, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1989: 4-5.

[36] M. H. Kater, in Historische Zeitschrift, 1979 (228): 609-610; G. Lillienthal, « Der Nationalsozialistische Ärztebund (1929-1943/45) », in F. Kudlien (éd.), Ärzte im NS, Cologne, 1985: 105-121, 116-17.

[37] M. H. Kater, « Medizin und Mediziner im Dritten Reich », Historische Zeitschrift, 1987 (244: 2): 299-352, 315. Cela sans compter les organisations nazies « secondaires » et « tertiaires ».

[38] Cf. par ex. H. van den Bussche, F. Pfäfflin et C. Mai, « Die medizinische Fakultät », in E. Krause, L. Huber, H. Fischer (éds.), Hochschulalltag im Dritten Reich. Die Hamburger Universität, 1933-1945, vol.3, Hambourg, 1991: 1294-95.

[39] R. Proctor, Racial Hygiene. Medicine under the nazis, Harvard UP, 1988.

[40] R. Proctor, Racial Hygiene. Medicine under the nazis, 1988: 193.

[41] Cf. G. Aly, et al., Reform und Gewissen. « Euthanasie » im Dienst des Fortschritts, Berlin, Rotbuch 1985: 64-71, cit. 67-68.

[42] S. Gilgenkrantz in, Médecine-Sciences, janvier 1997 (13: 1): 133; G. Noussenbaum, « Nazisme et taxinomie médicale », Impact Médecin Quotidien, 30 janvier 1997, n°1002: 10.

[43] W. Grode, Die « Sonderbehandlung 14f13 » in den Konzentrationslagern des Dritten Reiches, Francfort, P. Lang, 1987.

[44] Cf. « Genocide in the Guise of Quarantine », in R. Proctor, Racial Hygiene, 1988: 199-202; W. Dressen & V. Riess, « Gesundheitspolitik im General-gouvernement », in N. Frei (éd.), Medizin und Gesundheitspolitik in der NS-Zeit, Munich, 1991: 157-172; « Genocide and Public Health: German Doctors and Polish Jews, 1939-1941 », in C. R. Browning, The Path to Genocide. Essays on Lauching the Final Solution, Cambridge UP, 1992.

[45] Cf. R. Lifton, The nazi doctors, 1986: 18.

[46] R. Lifton, The nazi doctors, 1986: 17.

[47] Müller-Hill, Science nazi, science de mort, 1989: 112.

[48] B. Laufs, « Vom Umgang der Medizin mit ihrer Geschichte », in G. Hohendorf & A. Magull-Seltenreich (éds.), Von der Heilkunde zur Massentötung. Medizin im NS, Heidelberg, Wunderhorn, 1990: 233-253, 248.

[49] H.-L. Siemen, Das Grauen ist vorprogrammiert, Giessen, Focus, 1982: 8-10.

[50] R. Proctor, « Nazi biomedical technologies », in T. Casey & L. Embree (éds.), Lifeworld and Technology, Washington DC, 1989: 17-48, 17-19.

[51] M. Walker, « Legends … », in T. Meade & M. Walker (éds.), Science, Medicine and Cultural Imperialism, Houndmills, MacMillan, 1991: 178-204, 179-180, 198.

[52] « Lebenslauf » & « Liste des travaux » du 10. 5. 1944, BDC, dossier Kreienberg.

[53] Il fut même élu en 1992, pour l’exercice 1993-1994, président de la World Medical Association, dont il était membre du comité directeur depuis 1966 (soit près de 30 ans). Il dut en démissioner en janvier 1993 – avant même d’en avoir pris les fonctions – à la suite d’une campagne de presse internationale.

[54] R. Proctor, Racial Hygiene, 1988: 283.

[55] U. Deichmann, Biologen unter Hitler, Francfort, Campus, 1992: 15.

[56] Cf. P. Breggin, Toxic Psychiatry, New York, St. Martin’s Press, 1991: 104.

[57] J. Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970: 11, 206; Crick cit. in J. Testard, Le désir du gène, Paris, Champs Flammarion: 204.

[58] Cf. « Psychosurgery for Social Control », in P. & G. R. Breggin, The War against Children, New York, St. Martin’s Press, 1994: 115-136.

[59] S. Bernstein, « Eugénisme », Le nazisme, Paris, MA, 1985: 44-45.

[60] J.-P. Thomas, Les fondements de l’eugénisme, Que sais-je?, 1995: 8-29, 122.

[61] A. Mitscherlich & F. Mielke, Wissenschaft ohne Menschlichkeit, 1949; réédition, Francfort, Fischer, 1960: 13.

[62] S. Leibfried & F. Tennstedt, Berufsverbote und Sozialpolitik, Brême, 1981.

[63] Kudlien, in G. Baader & U. Schultz (éds.), Medizin und Nationalsozialismus. Tabuisierte Vergangenheit – Ungebrochene Tradition?, Berlin, 1980: 26.

[64] J.- P. Thomas, Les fondements de l’eugénisme, PUF, Que sais je?, 1995: 89.

[65] « On the Limits of ‘Presentism’ and ‘Historicism’ in the Historiography of the Behavioral Sciences » (1965), in G. W. Stocking, Race, Culture and Evolution. Essays in the History of Anthropology, Chicago UP, 1982: 1-12.

[66] G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1988: 39, 44.

[67] Th. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983.

[68] Voir tous les travaux introduits en France par Bruno Latour, Michel Callon et Dominique Pestre, notamment: M. Callon & B. Latour (éds.), La science telle qu’elle se fait, Paris, La Découverte, 1991; D. Pestre, n° spécial « Histoire et sociologie des sciences » des Annales, 1995/3.

[69] P. Weingart, « Eugenic Utopias – Blueprints for the Rationalization of Human Evolution », E. Mendelsohn & H. Nowotny (éds.), Nineteen Eighty-Four: Science between Utopia and Dystopia, Sociology of the Science Yearbook, Dordrecht, 1984 (8): 173-188; P. Weingart, J. Kroll & K. Bayertz, Rasse, Blut und Gene. Geschichte der Eugenik und Rassenhygiene in Deutschland, Francfort, Suhrkamp, 1988: 29-30.

[70] A. Carol, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1995: 17-18.

[71] A. Carol, 1995: 19-20.

[72] Cf. A. Béjin, « Condorcet, précurseur du néo-malthusianisme et de l’eugénisme républicain », Histoire, Économie, Société, n°3, 1988: 347-354.

[73] A. Carol, 1995: 20-22.

[74] A. Carol, 1995: 23-24.

[75] A. Carol, 1995: 24.

[76] J. P. Frank, System einer vollständigen medizinische Polizey, 1784.

[77] F. Rouvillois, L’invention du Progrès. Aux origines de la pensée totalitaire (1680-1730), Paris, Kimé, 1996: 79, 86-91.

[78] Cf. J.-J. Salomon, Science et Politique, Paris, Economica, 1989.

[79] P. Weingart, Wissensproduktion und soziale Struktur, Francfort, Suhrkamp, 1976; P. Weingart, « Verwissenschaftlichung der Gesellschaft – Politisierung der Wissenschaft », Zeitschrift für Soziologie, 1983 (12: 3): 225-241; P. Weingart, « From Social Technology to Technological Fix: The Control of Procreative Behavior » (Paper presented at the XVIIth International Congress of History of Science, Berkeley, 1985); P. Weingart, « The Rationalization of Sexual Behavior: The Institutionalization of Eugenic Thought in Germany », Journal of the History of Biology, 1987 (20: 2): 159-193.

[80] P. Weingart, J. Kroll & K. Bayertz, Rasse, Blut und Gene. Geschichte der Eugenik und Rassenhygiene in Deutschland, Francfort, 1988: 16-17.

[81] H. Mehrtens & Steffen Richter (éds.), Naturwissenschaft, Technik und NS-Ideologie. Beiträge zur Wissenschaftsgeschichte des Dritten Reiches, Francfort, Suhrkamp, 1980.

[82] J.-B. Wojciechowski, « Contribution à l’histoire de l’eugénisme. L’Association d’études sexologiques et l’action d’Édouard Toulouse », L’Infor-mation psychiatrique, 1997 (73), n°722: 129-140; A. Drouard, « A propos de textes inédits d’Édouard Toulouse sur la biocratie », L’évolution Psychiatrique, 1997 (62): 207-214; A. Carol, Histoire de l’eugénisme en France, 1995: 193.

[83] Cit. in R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychiatrie, Paris, Les éditions de Minuit, 1981: 80.

[84] A. Carol, Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Seuil, 1995: 198.

[85] A. Carrel, L’homme, cet inconnu, 1935; rééd. Livre de poche, 1969: 399-400, 402, 404, 414, 434-35; A. Carol, 1995: 199.

[86] Il est à noter que la sexologie italienne semble avoir été pareillement liée à l’eugénisme; la revue fondée par Aldo Mieli à Rome en 1920 s’intitulait ainsi Rassegna di Studi sessuali e di Eugenica (« Revue d’Etudes Sexuelles et d’Eugénisme »). Le fondateur anglo-saxon de la sexologie, l’Anglais Havelock Ellis qui, censuré dans son propre pays, dut publier son premier livre sur l’inversion sexuelle en allemand, s’est également intéressé à la sélection du conjoint du point de vue eugéniste dans un livre traduit en allemand en 1906 (Die Gattenwahl beim Menschen). De même en France, L’Association d’études sexologiques fondée par le psychiatre eugéniste Édouard Toulouse a pour objectif de « diminuer le nombre des individus tarés » et d’« améliorer la nature en diminuant le nombre des anormaux, victimes de leur hérédité ».

[87] L. Crips, « Naiver Glaube an den Fortschritt. Über Magnus Hirschfeld », Das jüdische Echo (Vienne), 1991 (40): 235-36; L. Crips, « M. Hirschfeld, un eugéniste social-démocrate », L’homme et la société, 1988/1, n°87: 104-114.

[88] M. Hirschfeld, Geschlechtskunde, vol.2, Stuttgart, 1928: 594-603, 595.

[89] I. Bloch, Das Sexualleben unserer Zeit, Berlin, 1909 (7e éd.): 772-81.

[90] P. Weindling, Darwinism and Social Darwinism in Imperial Germany: 1991: 15-28; P. Weindling, « Theories of the Cell State in Imperial Germany », in Ch. Webster (éd.), Biology, Medicine and Society, Cambridge UP, 1981: 99-155.

[91] Cf. A. Kelly, The Descent of Darwin. The Popularization of Darwinism in Germany, 1860-1914, Chapel Hill, North Carlina UP; B Rupp-Eisenreich, « Le darwinisme social en Allemagne », in P. Tort (éd.), Darwinisme et société, PUF, 1992: 169-236. Pour plus de détails, nous recommandons cet excellent article très complet et en français!

[92] Sur Kammerer, cf. A. Hirschmüller, « Paul Kammerer und die Vererbung erworbener Eigenschaften », Medizinhistorisches Journal, 1991 (26): 26-77 & « Pansymbiose versus Sozialdarwinismus: zum Biologismus Paul Kammerers », discours tenu au symposium Darwin und Darwinismus, Dresde, 14 avril 1994.

[93] Cf. B. Massin, “Intellectuels juifs, eugénisme et théoriciens sionistes de la ‘race juive’ en Allemagne (1900-1914)”, colloque “La race : Idées et pratiques dans les sciences et dans l’histoire” organisé par A. Ducros et M. Panoff, les 1-2 juin 1993, ouvrage collectif à paraître; B. Massin, « Biology as Ethics: Advocates of Racial Biology, Eugenics and Kriminalbiologie among Central European Jewish scientists before WWI (1900-1914) », colloque « Jews and the Social and Biological Sciences », Oxford Centre for Hebrew and Jewish Studies, Université d’Oxford, 1998. Pour les eugénistes juifs persécutés par le régime nazi, cf. le vol.2 du présent ouvrage.

* L’anthropo-sociologie, une « discipline » restée scientifiquement marginale sauf en Allemagne de 1900 à 1945, fondée dans les années 1880 par les darwinistes sociaux George Vacher de Lapouge en France et Otto Ammon en Allemagne, tentait d’expliquer les phénomènes historiques et sociaux par l’anthropologie raciale et la biologie darwinienne. Cherchant généralement à démontrer la supériorité des dolichocéphales « Aryens » ou de « race nordique » (les grands blonds aux yeux bleus), il existait néanmoins des adeptes d’une anthropo-sociologie non « raciste » ou plutôt non « nordiciste », dont les résultats, tels ceux de l’Italien Nicefero en Suisse sur l’anthropologie des classes pauvres, concluait à une supériorité des bruns sur les blonds!

[94] S. F. Weiss, « W. Schallmayer and the Logic of German eugenics », Isis, 1986 (77): 33-46; S. F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency: the Eugenics of W. Schallmayer, Berkeley, University of California Press, 1987a: p.X & 92-104; Weiss, « The Race Hygiene Movement in Germany », Osiris, 1987b (3): 193-236.

[95] W. Schallmayer, Vererbung und Auslese, 1903 (1e éd.): 79; idem: 1910 (2e éd.): 374-75; Schallmayer, « Gobineaus Rassenwerk und die moderne Gobineauschule », Zeitschrift für Sozialwissenschaft, 1910 (9): 553-572, 553, 560-61, 564, 565, 568, 569.

[96] Cf. L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Pluriel, 1981, vol.2: 226, 232-35; D. Paul, « ‘In the Interest of Civilization’: Marxist views od race and culture in the nineteenth century », Journal of the History of Ideas, 1981 (42): 115-138.

[97] S. F. Weiss, 1987b, « The race hygiene movement », Osiris, 3: 194, 202-203.

[98] S. Kühl, The Nazi Connection. Eugenics, American Racism and German National Socialism, Oxford, Oxford UP, 1994; S. Kühl, Die Internationale der Rassisten. Aufstieg und Niedergang der internationalen Bewegung für Eugenik und Rassenhygiene im 20. Jahrhundert, Francfort, Campus, 1997.

[99] L’ouvrage le plus complet sur le mouvement nordiciste en Allemagne est: H.-J. Lutzhöft, Der Nordische Gedanke in Deutschland, 1920-1940, Stuttgart, Klett, 1971. Curieusement, le livre s’arrête en 1940, ce qui fait qu’il ne traite pas des relations entre racisme nordique et politique raciale à l’Est. Légèrement apologétique, il n’aborde pas non plus beaucoup la question des rapports entre nordicisme et eugénisme d’une part, et nordicisme et anthropologie scientifique établie, d’autre part.

[100] K. Kautsky, Vermehrung und Entwicklung in Natur und Gesellschaft, Stuttgart, Dietz, 1910: 261-264.

[101] K. Kautsky, 1910: 266-267.

[102] D. Byer, Rassenhygiene und Wohlfahrtspflege … in Österreich bis 1934, Francfort, 1988: 40-52.

[103] Cit. in Weingart-Kroll-Bayertz 1988: 112.

[104] Cit. in M. Schwartz, « ‘Proletarier’ und ‘Lumpen’. Sozialistische Ursprünge eugenischen Denkens », VfZ, 1994 (42): 537-570, 599.

[105] M. Schwartz, « ‘Proletarier’ und ‘Lumpen’ », 1994 &, « Konfessionelle Milieus und Weimarer Eugenik », Historische Zeitschrift, 1995 (261): 403-448.

[106] Cf. B. Massin, « La science nazie et l’extermination des marginaux », L’Histoire, janvier 1998.

[107] P. Weindling, « Die Preussische Medizinalverwaltung und die ‘Rassenhygiene’ 1905-1933 », in A. Thom, H. Spaar (éds.), 1983, Medizin im Faschismus, n° spécial de Medizin und Gesellschaft, 26, Berlin-Est; P. Weindling, « Soziale Hygiene und Eugenik: Der Fall Alfred Grotjahn », Jahrbuch für Kritische Medizin, 1984b, 10: 6-20; P. Weindling, « Weimar eugenics: the Kaiser Wilhelm Institute for Anthropology, human heredity and eugenics in social context », Annals of Science, 1985, (42-3): 303-18.

[108] Weingart-Kroll-Bayertz 1988: 243-44.

[109] N. Frei, « Medizin im NS. Ein Kolloquium », VfZ, 1988 (36): 184; P. Weindling, « Die Verbreitung rassenhygienischen/eugenischen Gedankengutes in bürgerlichen und sozialistischen Kreisen in der Weimarer Republik », Medizinische historisches Journal, 1987 (22 / 4): 352-68

[110] L. R. Graham, « Science and Values: The Eugenics Movement in Germany and Russia in the 1920s », The American Historical Review, 1977 (82): 1133-1164; M. B. Adams, « Eugenics in Russia, 1900-1940 », in Adams (éd.), The Wellborn Science, : 153-216; M. B. Adams, « Eugenics as Social Medicine in Revolutionary Russia. Prophets, Patrons, and the Dialectics of Discipline-Building », in S. Gross-Solomon & J. F. Hutchinson (éds.), Health and Society in Revolutionary Russia, Bloomington & Indianapolis, 1990: 200-223; cit. Semaschko in M. Schwartz, « Sozialismus und Eugenik. Zur fälligen Revision eines Geschichtsbildes », IWK, 1989 (25): 465-489, 467.

[111] D. Paul, « Eugenics and the Left », Journal of the History of Ideas, 1984 (45): 567-590; D. J. Kevles, In the Name of Eugenics, Berkeley, University of California Press, 1985: 185-186, 190, 262-63.

[112] Cf. Schubart, « Ein spanischer Erlass », ARGB, 1929 (21): 232.

[113] R. Aymerich, « La Generalitat republicana legalizo la practica del aborto por razones eugenesicas », La Vanguardia, 29 août 1997: 19.

* Précisons tout de suite, pour éviter tout malentendu, qu’il n’est pas « révisionniste » au sens où il nierait les crimes ou diluerait la responsabilité du régime nazi, mais dans la mesure où il met en évidence un aspect jusque-là négligé et pourtant fondamental de ce système politique. En éclairant ce seul aspect, c’est l’ensemble de notre vision du Troisième Reich qui se modifie.

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